Le texte
La musique
La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,Je mets à la voile
;
La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J'escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile ;
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D'un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions
Sur l'immense gouffre
Me bercent. D'autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir!
Charles Baudelaire
Commentaire :
Les poètes entretiennent souvent une relation fructueuse avec les autres arts. Le recueil Les Fleurs du Mal (1856) témoigne de cette osmose ; Baudelaire célèbre la peinture dans « Les Fleurs », évoque la sculpture dans « La Beauté », et dans « La Musique » il nous fait de la façon dont, ordinairement, il ressent l'audition d'un morceau de musique, que nous pourrions par exemple attribué à Richard Wagner qui a souvent suscité son admiration. Pour nous permettre d'entrer dans sa sensation auditive, Baudelaire recourt à une vaste métaphore qui structure le texte et qu'il importera d'étudier en général avant de s'attacher à l'analyse du comparant, le voyage maritime, qui sert à évoquer les états d'âme contrastés du poète.
D'emblée le lecteur est saisi par le caractère éminemment
métaphorique de ce texte. Au lieu d'analyser la musique qu'il écoute,
Baudelaire nous la donne à entendre par le rythme et les sonorités,
et à voir, à travers l'image filée du flot musical qui
l'emporte. Le comparé « la musique » n'est nommément
présent que dans le titre et l'incipit. Tout part ici de la sensation
auditive, comme dans « Parfum exotique » la vision naît d'une
sensation olfactive. Un texte entretient toujours un dialogue avec son titre-annonce,
désignation, programme-, aussi gardons-nous l'idée de musique
à l'esprit tout au long du texte, même si Baudelaire, par le jeu
des synesthésies (les couleurs, les parfums et les sons se répondent),
semble nous emmener bien loin du domaine des sons. Le comparé «
la musique », disparaît au profit du comparant « la mer »,
l'audition du morceau de musique de venant un voyage en voilier avec toutes
ces vicissitudes. A partir du second vers la métaphore filée est
presque in absentia tant la référence directe à la musique
disparaît. Il est probable que Baudelaire s'inspire ici de la musique
de Wagner qui redonna une grande importance à l'orchestre tout au long
de ses opéras prenants et envoûtants comme l'océan. Dans
une de ses lettres au compositeur, en 1860, le poète célébra
« la solennité des grands bruits, des grands aspects de la Nature
» qu'il retrouvait dans ses ouvrages et dira éprouver, à
leur audition « une volupté vraiment sensuelle et qui ressemble
à celle de monter dans l'air ou de rouler sur la mer ». La mer
offre en effet ici l'idée de l'immensité et surtout du mouvement.
L'allitération en labiales [m], retirée quatre fois, insiste sur
l'initiale commune de « musique » et de mer « mer »
qui ont sur le poète l'effet d'un emportement total. « me prend
» agit comme une prise de possession amoureuse ou maternelle. La modalité
exclamative renforce l'élan de cet incipit. Par la suite, le mouvement
sous toutes ses formes évoque les variations de la musique et les aléas
du voyage en mer tous deux analogiques de la vie intérieure du poète
en proie à la joie ou au long tourment. L'allusion à la nuit vers
7-8 (« les flots.que la nuit me voile ») montre que la sensation
visuelle cède sa place au ressenti du mouvement pur (« j'escalade
le dos. »). Un lexique ambigu vient servir cette figure de l'analogie
qui, amorcée par une comparaison « comme une mer», s'épanouit
en une vaste métaphore structurelle. Un verbe comme « vibrer »
s'applique au trois domaines des sens : vibration des ondes sonores, de la coque
du navire soumis à la colère des flots, et du système nerveux
du poète qui est toute réceptivité. La métaphore
structurelle et généralisée qui travaille ce texte invite
à s'interroger plus précisément sur la caractéristique
du comparant, le voyage maritime. Qui subit ou vit ce voyage ? La figure dominante
d'énonciation, le « je », apparaît d'emblée
à travers le pronom personnel « me » et on note le rappel
explicite de sa présence huit fois à travers les pronoms personnels
(« je », « me ») et les adjectifs possessifs («
ma », « mon »). La première strophe peut laisser planer
une ambiguïté sur ce « je » : est-il sur le navire ?
« Je mets la voile » peut-être utilisé par un capitaine
qui fait corps avec son bâtiment. Où est-il le navire lui-même
? La seconde strophe assimile le poète à une sorte de figure de
proue (« la poitrine en avant ») tandis que les poumons se muent
aux voiles. Une comparaison vient s'intégrer au vaste système
métaphorique (« les poumons gonflés comme de la toile »)
faisant du « je » un navire à part entière. En effet,
il s'agit bien d'un voyage avec toutes ses composantes. La destination est représentée
par « la pâle étoile » -bonne ou mauvaise ?- qui guide
faiblement (« pâle ») ce voyage intérieur. De même
que la musique (ou la mer) le « prend », le poète prend la
mer. Les occlusives dentales [t] -« vastes éther »- ou [d]
-« de la toile »- soulignent le mouvement en force en force du départ,
puis le corps à corps avec les flots. Le voyage en mer s'étale
sur une très longue phrase (vers 2 à 13) dans laquelle la ponctuation
intermédiaire des points-virgules permet de reprendre souffle. Dans les
strophes centrales, les enjambements externes (vers 5 à 6 ; 8 à
9 ; 9 à 10 et 11 à 12) et internes (vers 7 et 9) renforcent l'impression
de continuité du voyage. Ils abolissent rythmiquement la distinction
entre alexandrin et pentasyllabe, qui est cependant évocatrice visuellement
du mouvement des vagues, du flux et du reflux. Baudelaire pose les jalons de
la poésie modernes ou la disposition des mots des mots dans l'espace
de la page blanche fait sens. Le navire-poète se déplace sur un
élément complexe qui n'est pas seulement liquide mais comme animalisé
(« j'escalade le dos ») est assimilé à une matière
solide (« des flots amoncelés ») -comme l'indique la variante
: « des grands monts d'eau »- dont on fait l'ascension avant de
s'affronter à « l'immense gouffre », rappel, si nécessaire,
du caractère imaginaire de ce voyage où la tempête ne présente
pas des tourbillons mais des « convulsions », ou les abîmes
sont ceux du coeur. Ce voyage évoque une musique mais surtout les sentiments
et les émotions contrastées que celle-ci révèle
et réveille dans l'âme tourmentée de Baudelaire. Sans faire
intervenir l'élément musical, Baudelaire a mis en scène
dans un autre poème des Fleurs du Mal « l'homme et la mer »
et a développé leurs analogies : « Homme libre toujours
tu chériras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame, Et ton esprit n'est pas un gouffre
moins amer. »(« L'homme et la mer »)Homme et mer sont également
mystérieux et tourmentés ; quant à l'image du miroir, elle
conclut le poème « la musique ». L'élément
musical permet ici de faire jouer les trois registres : les sensations auditives,
le parcours mouvementés et les états d'âme si changeants
de l'homme incarné ici par le poète. On retrouve l'opposition
entre spleen et idéal qui structure Les Fleurs du Mal. Le « vaste
éther » ou l'air plus subtil fait songer au désir d'envol
vers des mondes célestes où « l'esprit se meut avec agilité
» (« Elévation »). Il est aussi question de l' «
étoile », figure du destin. Le vers tr
ois réunit idéal et spleen, sous les images du « vaste éther
» et du « plafond de brume » qui évoque la coupole
spleenétique des poèmes intitulés « spleen ».
Le passage du voyage dynamique à l'immobilité à laquelle
contraint la bonace est marqué par la structure des phrases. L'enjambement
(vers 11 et 12) et le rejet du verbe « me bercent » terminent brutalement
une logue période d'amplitude où la « passion » -que
la diérèse fait bercer- et le corps à corps avec la tempête
ne sont pas vécus comme des traumatismes puisque Les termes négatifs
(« souffre », « convulsion », « immense gouffre
») alternent et s'associent avec des termes mélioratifs («
passion », « bon vent, « me bercent ») tandis que se
renforcent les allitérations des sifflantes imitatives du vent. La passion
est enthousiasme, avancée, malgré la souffrance possible ; elle
engendre « du nouveau ». Alors que le rejet de « me bercent
» suivi d'une ponctuation forte met à la progression, la clausule
est une phrase nominale brè
ve : toute forme d'action a disparu. La rime en [war] et l'assonance en [a]
résonnent comme un cri, un appel depuis cette immobilisation au large.
C'en est fait de la propulsion du voilier ! A l'image de la quête baudelairienne
au terme du recueil, la musique peut aussi ne rien éveiller en lui et
l'abandonner à la mélancolie. Nous avons vu que Baudelaire, fidèle
à sa conception des correspondances et de l'universelle analogie, nous
donne une idée du mouvement qui suggèrent le rythme et le lexique.
Le poète-navire, « bateau ivre » avant la lettre, s'abandonne
au flot musical en une aventure maritime contrastée qui est l'image de
son écartèlement entre Idéal et Spleen. Ces tribulations
sont celles de la vie dont la conclusion est aussi assimilée à
un voyage dans l'ultime poème du recueil :« O Mort, vieux capitaine,
appareillons, il est temps ! levons l'ancre ! »