Demain, dès l'aube
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends. J'irai par la forêt, j'irai par le montagne. Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées, Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit, Seul inconnu, le dos courbé, les mains croisées, Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe, Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur, Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. |
Commentaire composé : Montrer, par exemple, comment le récit d'un pèlerinage émouvant devient, grâce au pouvoir de la poésie, un poème d'amour et d'immortalité.
PRÉSENTATION DU TEXTE
Dans les Contemplations, la mort de Léopoldine inspire à Hugo tantôt des réminiscences heureuses, tantôt de douloureux cris de désespoir. Le texte XIV de " Pauca meae ", très bref, et très simple, en apparence, n'est ni l'un ni l'autre. À la veille du quatrième anniversaire de l'accident, Hugo compose ces trois strophes d'une simplicité harmonieuse et d'un lyrisme touchant. Avec une détermination qui n'exclut ni l'émotion ni l'imagination, il décrit par avance le cheminement qui le conduira auprès de son enfant bien-aimée. Mais par la magie des images, des rythmes et par le charme du langage poétique, ce voyage vers le souvenir et vers la mort prend la forme d'un poème d'amour et d'une célébration. Léopoldine disparue revivra éternellement grâce à l'offrande de quelques fleurs. Car tel est le pouvoir de la poésie, d'immortaliser ce que la mort a fait disparaître.
I. LE VOYAGE
La structure du poème souligne une double progression dans le temps et dans l'espace, et un itinéraire mené avec détermination.
Le poème débute par l'indication insistante du moment du départ (tout le vers 1 : trois notations de temps formant un groupe ternaire selon le rythme 2/2/8). Il se termine au crépuscule comme le souligne la métaphore du vers 9 (" l'or du soir qui tombe "). Le voyage occupe ainsi une journée entière sans interruption, à travers un paysage aux aspects variés.
Elle est exprimée par une série de compléments de lieu soulignant le passage, et la succession des paysages différents (anaphore de " j'irai par ", énumération des éléments de la nature " par la forêt ", " par la montagne "). On peut noter le caractère vague, sauvage et difficile de l'itinéraire suivi. Dans la strophe 3 le changement de paysage (il devient maritime et fluvial, ce que suggèrent " les voiles ", et le nom propre " Harfleur ") souligne indirectement la progression temporelle. Le mot " tombe " marque le point d'aboutissement, jusque-là inattendu.
L'itinéraire est exprimé par l'emploi de verbes de mouvement (" je partirai ", " j'irai ", " je marcherai ", " j'arriverai "). Leur ordre marque le départ et l'arrivée, et une certaine façon de se déplacer, dont la détermination est soulignée par l'emploi répété du futur. La situation de ces verbes à l'intérieur du poème (" je partirai " occupe les premiers pieds du vers 2, " j'irai " ponctue le début de chaque hémistiche du vers 3) fait de chacun d'eux une étape importante et décisive de l'itinéraire. Ils ponctuent le texte en soulignant une volonté que rien ne saurait arrêter. C'est précisément cette détermination, et la manière de voyager, qui font apparaître ce voyage non comme un simple déplacement, mais comme un itinéraire sentimental. |
II. L'ITINÉRAIRE SENTIMENTAL
L'insistance à vouloir partir, que soulignent la répétition des compléments de temps du vers 1 et l'emploi constant du futur des verbes de mouvement, s'explique par le chagrin d'une séparation. L'indifférence à tout ce qui n'est pas la pensée de la bien-aimée met en relief la profondeur d'une relation sentimentale qui justifie un tel voyage.
Elle apparaît dans l'interpellation affectueuse qui termine le premier hémistiche du vers 2 (" vois-tu ") et dans le rapprochement " je "/" tu ", très affirmatif, (" je sais que tu m'attends ") ou négatif (" je ne puis demeurer... "). Le premier quatrain souligne par un jeu d'alternance entre " je " et " tu " (v. 2, v. 4) une double certitude : celle d'un " rendez-vous ", celle de l'incapacité d'accepter une situation douloureuse. Le rythme très régulier du vers 4 (3/3/3/3) sans aucune coupe forte, donne à cette fin de strophe la musicalité d'une incantation obsessionnelle.
Elle s'exprime par une certaine imprécision concernant le décor, par la négation des perceptions et par l'insistance sur des préoccupations personnelles. | |
L'imprécision de l'environnement . la nature du paysage environnant est simplement indiquée par des notions géographiques sans caractérisation (" la forêt ", " la montagne "). De même le paysage de la strophe 3 (" l'or du soir ", " les voiles ") semble indistinct, ce que suggère l'adverbe " au loin ". Le phénomène d'imprécision est d'ailleurs plus nettement souligné par les négations. | |
Les perceptions niées : la reprise de " sans " (" sans rien voir ", " sans entendre ") dans un vers lui-même très régulier, souligne une indifférence volontaire à toute perception auditive ou visuelle. Le refus des perceptions visuelles se retrouve aux vers 9 et 10 : tout intérêt éventuel pour un paysage esthétiquement émouvant est catégoriquement nié (négation du verbe " regarder "). De même, la confusion entre le jour et la nuit, qui s'exprime au vers 7 montre l'incapacité du voyageur à rester sensible à ce qui l'entoure. | |
Les préoccupations douloureuses : elles sont étroitement liées au refus de la solitude (v. 4) et à la nécessité d'un recueillement. Elles s'expriment à travers un vocabulaire de l'affectivité (" triste ", " seul ") et par la description d'un comportement soucieux : repli sur soi, poids des pensées. La méditation est toute intérieure et continue, comme le suggère le vers 5 et son rythme monotone, sans aucune rupture. Le poids du souci se traduit par l'énumération du vers 8, marquant une progression nette dans le rythme, et, peut-être, une démarche progressivement plus pesante (1/3/4/4). | |
L'itinéraire sentimental se révèle soucieux et douloureux. À mesure que se déroule le poème et le voyage, le poète, et le lecteur, se rapprochent de ce qui en fait la valeur affective et le drame. Le rendez-vous n'est pas celui de la vie, mais celui de la mort. Le choc du deuxième hémistiche du vers 11 conduit à une lecture rétrospective. Celle-ci est marquée par la présence obsédante de Léopoldine, que la poésie célèbre et fait, en quelque sorte, échapper à la mort. |
III. LE POUVOIR D'IMMORTALITÉ DE LA POÉSIE
La négation de la mort passe par plusieurs procédés propres au langage poétique, et mis en relief par les techniques de versification.
Le dialogue " je "/" tu " fait apparaître une interlocutrice vivante et présente, aussi bien réellement que dans la pensée et dans le coeur du narrateur. L'emploi du présent d'actualité renforce cette idée ainsi évoquée, avec certitude, Léopoldine échappe à la disparition.
La négation de tout ce qui n'est pas la jeune fille traduit, implicitement, sa présence obsédante elle apparaît comme l'unique objet des pensées du poète. Le phénomène d'intériorisation, qui occupe une grande partie du texte (v. 4-10) est très habilement souligné par la structure de la strophe centrale, aux rimes embrassées. Cette strophe entièrement consacrée au narrateur (" je " omniprésent) semble faire abstraction de tout ce qui n'est pas lui-même. En réalité, le regard intérieur, détourné du contexte et du paysage, est entièrement tourné vers la pensée de Léopoldine. Cause de la tristesse du poète, elle est l'élément obsédant de son univers. Enfin le jeu d'alternance portant sur la négation et sur l'affirmation, souligne le refus qu'a Hugo de ce qui l'entoure et affirme la présence obsessionnelle de sa fille. Traverser des paysages en niant leur réalité sensible et affirmer en revanche une certitude qui relève de l'affectivité, permettent à Hugo de recréer une relation sentimentale modifiée par la mort.
La célébration du dernier vers met en relief la volonté d'une immortalisation. Le houx éternellement vert et la bruyère éternellement en fleur par la magie de l'écriture poétique (l'image reste et résiste au temps) sont à l'image de cette éternité que le poète souhaite non seulement souligner mais créer. Célébrée par le récit harmonieux et douloureux de ce pèlerinage, Léopoldine ne peut être oubliée. |
Poème lié au temps et à l'espace, poème retraçant une expérience réelle et un voyage imaginaire, ce texte demeure comme le message privilégié d'une relation exceptionnelle. Comme beaucoup de poèmes de mort et d'amour, il parvient, par le choix du vocabulaire, par l'incantation obsédante des rythmes, par tout ce qu'il suggère et fait exister derrière la négation de la réalité, à dépasser ce qui est immédiatement perceptible au profit de ce qui a disparu. Omniprésente dans la motivation et dans la détermination du départ, dans les pensées et dans le coeur du poète, dans son refus d'une nature habituellement appréciée et aimée, Léopoldine échappe au temps, comme les deux symboles d'immortalité qui ornent à tout jamais sa tombe.
Remarques sur la versification.
Le poème se prête à une très riche analyse des rythmes de l'alexandrin.
Vers 1
(2/2/8) : rythme ternaire avec effet d'élargissement.
Vers 2
(4//2/6) : rythme ternaire avec une forte coupe au vers 4. Le rejet du verbe crée une continuité avec le vers 1 et souligne la forte détermination exprimée par le verbe ainsi mis en relief.
Vers 3
(6//6) : vers très régulier par le martèlement des mots brefs qui créent à peu près le même rythme dans les deux hémistiches.
Vers 4
(3/3/3/3) : tétramètre très régulier. La régularité est renforcée par l'importance des monosyllabes qui commencent chaque hémistiche. Il n'y a pas de césure forte.
Vers 5
(4/4/4) : trimètre d'une grande régularité, pas de coupe forte, rimes internes créant une impression d'obsession martelée.
Vers 6
(6//6) : ce vers rappelle par sa structure le vers 3 la césure est marquée par la ponctuation, les deux hémistiches sont semblables et commencent par une anaphore. On remarque l'alternance des mots d'une et de deux syllabes.
Vers 7
(1/3/4/4) : on observe une progression dans les éléments rythmiques, ce qui annonce la continuité du dernier quatrain, annoncé au vers 8.
Vers 8
(1//11) : la structure originale du vers met en relief le premier pied et place sur le même plan, dans une sorte de confusion d'où ne ressort aucun élément dominant, les onze pieds suivants.
Vers 9
(6//6) : le vers est divisé de manière égale, mais l'alternance marquée par " ni ", " ni " modifie ce rythme régulier en le continuant par le vers 10. En réalité les vers 9 et 10, indissociables, sont liés par un rythme qui s'amplifie (6/6/12).
Vers 10
Pas de coupe forte, rythme de tétramètre.
Vers 11 et 12
(6//6+12) : on peut difficilement dissocier les deux derniers vers reliés par un enjambement. Après la rupture de l'arrivée, l'élan va jusqu'à la fin du texte, mettant en relief les deux groupes réguliers (un hémistiche pour chacun) qui constituent à la fois l'apogée et la chute du poème.
Dans l'ensemble du texte on remarque l'alternance des rythmes en fonction du ton et du comportement. La dernière strophe marque un certain apaisement par le retour au rythme classique de l'alexandrin (tétramètre et non trimètre comme beaucoup d'alexandrins romantiques).
RÉFLEXIONS SUR UNE CHUTE ORIGINALE ET INATTENDUE
Ce texte (comme " l'Albatros " de Baudelaire, ou " le Dormeur du val " de Rimbaud) présente l'originalité de pouvoir être lu différemment en fonction de son épilogue ou des connaissances que l'on a des motivations qui lui ont donné naissance. Supprimer les dix-huit derniers pieds permet de le lire comme un poème d'amour qui pourrait être dédié à une femme aimée et vivante, que le poète va rejoindre.
source : cyberpotache