Pièce ambitieuse "en trois actes et quatre tableaux", Rhinocéros est créée en 1959 à Düsseldorf. À Paris, l'année suivante, Jean-Louis Barrault assure sa consécration. Cette pièce traite du totalitarisme, de l'endoctrinement et de la fanatisation qui agissent souvent comme une véritable épidémie. Pour rendre sensible ce phénomène, Ionesco en propose une illustration concrète : les petits fonctionnaires d'une ville imaginaire se métamorphosent les uns après les autres en rhinocéros. Protégés par leur carapace et armés de leur corne, ils détruisent systématiquement tout ce qui ne leur ressemble pas. Seul un marginal alcoolique, Bérenger, fait figure de conscience isolée qui résiste à cette contamination. Aux yeux du dramaturge, il représente la " conscience universelle " dans son isolement et sa douleur.
" Donc, logiquement, mon chien serait un chat "
Sur une place, dans une petite ville de province, deux amis, Jean et Bérenger, ont rendez-vous. Le premier reproche à l'autre son " triste état " physique et moral. II tente de le ramener sur le chemin du devoir et de la dignité. Entre-temps, " le Vieux Monsieur " et " le Logicien " sont venus s'asseoir près d'eux pour discuter du " syllogisme ", puis sont sortis... Le passage d'un rhinocéros interrompt ensuite la conversation des deux amis et provoque la stupeur générale. L'incident est clos. Jean reproche de nouveau à Bérenger son ivrognerie.
BÉRENGER.
Je n'aime pas tellement l'alcool. Et pourtant si je ne bois pas, ça ne va pas. C'est comme si j'avais peur, alors je bois pour ne plus avoir peur.
JEAN.
Peur de quoi ?
BÉRENGER.
Je ne sais pas trop Des angoisses difficiles à définir le me sens mai à l'aise dans l'existence, parmi les gens, alors je prends un verre. Cela me calme, cela me détend, j'oublie.
JEAN.
Vous vous oubliez !
BÉRENGER.
Je suis fatigué, depuis des années fatigué J'ai du mal à porter le poids de mon propre corps
JEAN.
C'est de la neurasthénie alcoolique, la mélancolie du buveur de vin...
BÉRENGER, continuant.
Je sens à chaque instant mon corps, comme s'il était de plomb, ou comme si je portais un autre homme sur mon dos je ne me suis pas habitué à moi-même. Je ne sais pas si je suis moi. Dès que je bois un peu, le fardeau disparaît, et je me reconnais, je deviens moi.
JEAN.
Des élucubrations ! Bérenger, regardez-moi. Je pèse plus que vous. Pourtant, je me sens léger, léger, léger (II bouge ses bras comme s'il allait s'envoler. Le Vieux Monsieur et le Logicien qui sont de nouveau entrés sur le plateau ont fait quelques pas sur la scène en devisant. Juste à ce moment, ils passent à côté de jean et de Bérenger. Un bras de jean heurte très fort le Vieux Monsieur qui bascule dans les bras du Logicien.)
LE LOGICIEN, continuant la discussion.
Un exemple de syllogisme . (Il est heurté.) Oh !...
LE VIEUX MONSIEUR, à Jean.
Attention. (Au Logicien.) Pardon.
JEAN, au Vieux Monsieur.
Pardon
LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.
Il n'y a pas de mal.
LE VIEUX MONSIEUR, à Jean.
Il n'y a pas de mal.
(Le Vieux Monsieur et le Logicien vont s'asseoir à l'une des tables de la terrasse, un peu à droite et derrière Jean et Bérenger )
BÉRENGER, à Jean.
Vous avez de la force.
JEAN.
Oui, j'ai de la force, j'ai de la force pour plusieurs raisons. D'abord, j'ai de la force parce que j'ai de la force, ensuite j'ai de la force parce que j'ai de la force morale. J'ai aussi de la force parce que je suis pas alcoolisé. Je ne veux pas vous vexer, mon cher ami, mais je dois vous dire que c'est l'alcool qui pèse en réalité.
LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.
Voici donc un syllogisme exemplaire Le chat a quatre pattes. Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes Donc Isidore et Fricot sont chats.
LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.
Mon chien aussi a quatre pattes.
LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.
Alors, c'est un chat.
BÉRENGER, à Jean.
Moi, j'ai à peine la force de vivre. Je n'en ai plus envie peut-être.
LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien après avoir longuement réfléchi.
Donc, logiquement, mon chien serait un chat.
LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.
Logiquement, oui. Mais le contraire est aussi vrai.
BÉRENGER, à Jean.
La solitude me pèse. La société aussi.
JEAN, à Bérenger.
Vous vous contredisez. Est-ce la solitude qui pèse, ou est-ce la multitude ? Vous vous prenez pour un penseur et vous n'avez aucune logique.
LE VIEUX MONSIEUR, au Logicien.
C'est très beau, la logique.
LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur
A condition de ne pas en abuser.
BÉRENGER, à Jean.
C'est une chose anormale de vivre.
JEAN.
Au contraire. Rien de plus naturel. La preuve : tout le monde vit.
BÉRENGER.
Les morts sont plus nombreux que les vivants. Leur nombre augmente. Les vivants sont rares.
JEAN.
Les morts, ça n'existe pas, c'est le cas de le dire !... Ah ! ah! (Gros rire.) Ceux-là aussi vous pèsent ? Comment peuvent peser des choses qui n'existent pas?
BÉRENGER.
Je me demande moi-même si j'existe.
JEAN, à Bérenger.
Vous n'existez pas, mon cher, parce que vous ne pensez pas ! Pensez, et vous serez.
LE LOGICIEN, au Vieux Monsieur.
Autre syllogisme : tous les chats sont mortels. Socrate est mortel. Donc Socrate est un chat.
LE VIEUX MONSIEUR.
Et il a quatre pattes C'est vrai, j'ai un chat qui s'appelle Socrate.
LE LOGICIEN. Vous voyez...
Eugène Ionesco, Rhinocéros (1959), in Théâtre, III, éd. Gallimard.
En savoir plus sur la pièce : RHINOCÉROS
Présentation
ORIENTATIONS ET THÈMES
Rhinocéros fut créé à Düsseldorf en 1959 puis mis en scène à Paris en 1960 par Jean-Louis Barrault qui en assura le succès. Dans Notes et contre-notes, Ionesco évoque la simplicité de la forme : " Je respecte les lois fondamentales du théâtre : une idée simple, une progression également simple et une chute. " En effet, la pièce se compose de trois actes, dont le second est divisé en deux tableaux. L'auteur en donne ainsi l'orientation générale et l'argument :
Bien qu'elle soit une farce, elle est surtout une tragédie. [...] Nous assistons à la transformation mentale de toute une collectivité: les valeurs anciennes se dégradent. sont bouleversées, d'autres naissent et s'imposent. Un homme assiste impuissant à la transformation de son monde contre laquelle il ne peut rien, il ne sait plus s'il a raison ou non, il débat sans espoir, il est le dernier de son espèce. II est perdu.
STRUCTURE DE LA PIÈCE ET ÉVOLUTION
Le décor du premier acte présente une rue, une épicerie, une terrasse de café, une église au loin. Deux personnages attablés à la terrasse conversent Jean et Bérenger, interrompus par le galop d'un rhinocéros qui suscite le rassemblement d'une ménagère, d'un épicier et d'une épicière, du patron du café, de la serveuse, d'un vieux monsieur et d'un logicien. Ensuite survient Daisy, une collègue de bureau de Jean et Bérenger. L'opinion publique est ainsi représentée, bouleversée par la présence des rhinocéros, préoccupée par ce scandale.
Le premier tableau du second acte se déroule dans le bureau de l'administration où travaillent Bérenger et ses collègues : on échange des vues sur le nouveau scandale lorsque surgit Mme Boeuf, épouse d'un des employés, absent ce jour-là, et poursuivie par un rhinocéros qui se révèle être son mari, métamorphosé. Les pompiers, avertis, font descendre tout le monde par la grande échelle, pour échapper à l'invasion des rhinocéros. Le second tableau présente un lieu plus intime, la chambre de Jean. Bérenger vient le visiter alors qu'il est alité. C'est l'occasion d'une nouvelle discussion entre eux au cours de laquelle Jean se métamorphose progressivement en rhinocéros, prêt à piétiner son ancien ami. À la fin du tableau, une multitude de rhinocéros surgissent, envahissent les lieux tandis que Bérenger s'enfuit.
Le troisième acte se déroule dans la chambre de Bérenger et comporte quatre scènes : tout d'abord, Bérenger, seul, est la proie de cauchemars, croyant être lui aussi contaminé. Dans la deuxième scène, Dudard, un collègue, tente d'expliquer et de légitimer devant son interlocuteur inquiet l'épidémie de rhinocérite, quand arrive Daisy qui exhorte Bérenger au calme. Dudard, attiré par les rhinocéros, sort et les laisse seuls. Débute alors une scène d'amour, interrompue par la sonnerie du téléphone et des barrissements : malgré les exhortations éperdues de Bérenger, Daisy répond à leur appel. La dernière scène présente alors un monologue de Bérenger, hésitant, déchiré jusqu'à un ultime sursaut de résistance qui fait de lui " le dernier homme "...
La pièce présente donc un rythme très soutenu, faisant alterner des dialogues restreints à deux ou trois personnages (voire un monologue) et des passages mouvementés. Les conversations collectives regroupent de nombreux personnages qui symbolisent l'opinion publique et ses vagues successives. Lirruption des rhinocéros perturbe ces échanges ; ils prolifèrent peu à peu tandis que les personnages humains disparaissent un à un. L'auteur Se focalise donc tour à tour sur l'unité - le personnage de Bérenger en crise, la transformation inéluctable de Jean - et sur la multiplicité d'une société peu à peu unifiée car gagnée par le désordre, la folie contagieuse. Le dernier acte est remarquable car il souligne la solitude du " résistant " qui voit, inexorablement, ses derniers compagnons l'abandonner.
INTERPRÉTATION ET SENS DE LA PIÈCE
De nombreux spectateurs et critiques ont interprété la pièce comme une représentation du nazisme, symbolisé par les rhinocéros verts, primaires, brutaux et monstrueux. Certains ont reproché à l'auteur de représenter le mal de façon didactique, mais sans lui opposer d'idéologie positive, salvatrice. Mais Ionesco leur rétorque que ce serait imposer un autre système de valeurs alors que lui s'attache plutôt à " poser des problèmes " que chacun, en son âme et conscience, tentera de résoudre individuellement, une solution libre et personnelle surpassant toujours les idées reçues. En effet, le " problème " essentiel que pose Rhinocéros est celui du totalitarisme: la pièce " est la description, assez objective, d'un processus de fanatisation, de la naissance d'un totalitarisme qui grandit, se propage, conquiert, transforme un monde, et le transforme totalement, bien sûr, puisqu'il est totalitarisme ".
UNE VOLONTÉ CRITIQUE
Cette dénonciation s'accompagne d'une critique de tout système de pensée étouffant l'individu : elle s'attaque tout particulièrement à l'exercice d'une pseudo-rationalité dans laquelle nous nous réfugions instinctivement et confortablement pour argumenter et tout justifier. Or, cette réflexion se développe de façon mécanique, déshumanise et aliène la pensée même.
Ceci explique la parodie de la Logique, représentée par le personnage grotesque du Logicien qui initie le Vieux Monsieur aux lois du syllogisme et profère sentencieusement inepties et aberrations. En outre, ce pouvoir subversif des raisonnements ressort des propos de Jean et de Dudard, alors que ce dernier, formé à l'université, image du "clerc" réfléchi, apparaît plus solide et crédible (au dernier acte) que le Logicien... De fait, à travers Dudard, Ionesco stigmatise le pouvoir des intellectuels capables de dissimuler les idéologies aliénantes, les mensonges des propagandes sous le couvert de la raison et de la culture.
DEUX TONALITÉS : LE FANTASTIQUE ET L'HUMOUR
Le fantastique et l'humour s'affirment également comme outils de dénonciation d'une réalité pesante et stéréotypée, où les habitudes ont force de lois. Les êtres qui se métamorphosent en rhinocéros nous rappellent l'angoissant univers kafkaïen (auquel Ionesco lui-même s'est référé dans ses Entretiens avec Claude Bonnefoy). Ils figurent les monstrueuses tensions latentes de l'individu et sa déshumanisation, sous l'influence, notamment, de la pression collective. En outre, le comique, gestuel ou verbal, tourne en dérision des comportements et des valeurs communément partagés : tels l'Épicier et son sordide souci égoïste de l'argent ou le " chef ", ou encore le Vieux Monsieur empressé auprès de la Ménagère. Ces êtres utilisent fréquemment des clichés qui illustrent l'aliénation de l'individu par le langage. Celui-ci fournit des réponses toutes faites et épargne à chacun tout choix ou engagement personnel.
" Donc, logiquement mon chien serait un chat "
Vous montrerez comment le fonctionnement théâtral du texte s'applique à remettre en cause les notions de certitude et de logique.
Commentaire composé
INTRODUCTION
Sur la place d'une petite ville de province, deux amis, Jean et Bérenger, ont rendez-vous. Tous deux s'opposent d'emblée : le premier, péremptoire voire autoritaire, se soucie de son apparence, affirme son sens du devoir, tandis que le second semble fatigué, mal à l'aise dans la routine quotidienne. Jean reproche à Bérenger son triste état, son " ivrognerie " et tente de le ramener sur le chemin de la dignité et de la volonté. Mais leur conversation est interrompue par le passage d'un rhinocéros, à la stupeur générale... Différents personnages ont fait irruption sur Scène ; ils se rassemblent et manifestent leur étonnement : l'épicier et l'épicière, le patron du café, la serveuse, le Vieux Monsieur et le Logicien. L'incident est clos, les deux amis reprennent leur conversation : Jean reproche à nouveau à Bérenger son ivrognerie...
Notre extrait nous présente deux conversations parallèles : celle de Jean et Bérenger, celle du Vieux Monsieur et du Logicien qui lui explique les principes du syllogisme. Le premier échange oppose deux tempéraments, deux types de discours et deux façons d'appréhender l'existence. Le second, plus délirant, réunit le professeur et son élève, en une parodique leçon de logique. Or, la juxtaposition des deux dialogues produit un effet comique, l'absurde contaminant la gravité et surtout la rationalité simpliste de Jean.
Le commentaire composé pourra étudier le fonctionnement du texte pour, ensuite, analyser l'opposition entre le doute (Bérenger) et la certitude (Jean), et, enfin, aboutir à la remise en cause d'une logique dérisoire.
LE FONCTIONNEMENT DU TEXTE
Il repose sur la juxtaposition et l'imbrication de deux couples, de deux conversations parallèles.
Il débute par un dialogue entre Jean et Bérenger, maintenu jusqu'à la ligne 11. À ce moment, le premier illustre ses propos (" Je me sens léger ") d'un mime ridicule, signalé par les didascalies. Arrivent alors le Vieux Monsieur et le Logicien. Leur conversation se déroule, imbriquée dans celle des deux premiers locuteurs. En effet, le raisonnement concernant le fonctionnement du syllogisme, qui intéresse le Vieux Monsieur et le Logicien (l. 22 à 28), se trouve entrecoupé (l. 26) d'une constatation désabusée de Bérenger concernant la difficulté à vivre. Ensuite (l. 29 à 44), l'échange entre ce dernier et Jean prédomine, interrompu par deux répliques émanant de l'autre couple (l.32-33). Ici, les deux conversations semblent coïncider, comme si le Vieux Monsieur répondait à Jean : JEAN - ... vous n'avez aucune logique, LE VIEUX MONSIEUR - C'est très beau la logique. Enfin, le dialogue concernant les syllogismes se poursuit (l.45 à 49).
Un jeu scénique vient souligner cette interférence entre les deux couples, comme le signifient les didascalies (" un bras de Jean heurte... le bras du Logicien "). Il est notable que c'est Jean qui entre, physiquement donc ostensiblement, en contact avec le Vieux Monsieur et le Logicien, à l'instant même où lui se trouvait dans une posture ridicule, les bras levés. La bousculade revêt une signification symbolique, apparente Jean aux deux personnages grotesques. Elle suscite, par ailleurs, un bref échange de politesse entre eux trois (l. 14 à 17) : le Vieux Monsieur s'adresse par deux fois à Jean (l. 14 et 17), tous deux se demandent pardon (l. 14-15). C'est là le seul point de rencontre entre les personnages ; le reste de la scène présente deux conversations parallèles aux thèmes et préoccupations différents.
Toutefois, leurs propos offrent des similitudes en témoignent la répétition des formules d'excuse (l.14 à 17), reflétant la politesse mécanique mais ne constituant pas un véritable échange. En outre, lignes 31-32 (nous l'avons noté), les deux conversations portent sur le même thème, " la logique " alors que Jean vient de reprocher à Bérenger son manque de logique (l. 31), le Vieux Monsieur affirme au Logicien son admiration pour celle-ci (l.32), semblant renchérir, compléter les propos de Jean.
Des contrastes ou des différences d'un dialogue à l'autre sont néanmoins perceptibles.
Jean et Bérenger traitent de la difficulté de vivre comme en témoignent les champs lexicaux de la peur, du fardeau, de la vie elle-même (que nous détaillerons ultérieurement). Ils expriment donc des soucis profondément humains. En revanche, le Vieux Monsieur et le Logicien discutent de syllogismes absurdes, plus soucieux du fonctionnement démonstratif que de la vérité. En effet, le Logicien procède rationnellement: il propose d'abord " un exemple de syllogisme ", soucieux d'illustrer concrètement le processus logique. Son discours est émaillé de charnières articulant les différentes étapes d'un raisonnement (" voici donc ", " donc ", " mais ", " à condition "). Enfin, il procède par affirmations, à l'aide de phrases brèves, de définitions comme en témoigne la récurrence de l'auxiliaire " être ". Ces certitudes reposent sur le fonctionnement même du syllogisme, exposé par deux fois (l. 22-23 et 45-46). A partir de deux constatations initiales, l'une générale (" le chat a quatre pattes " ou " tous les chats sont mortels "), l'autre particulière (" Isidore et Fricot ont chacun quatre pattes ", " Socrate est mortel "), ils aboutissent à une déduction considérée comme infaillible (" Donc Isidore et Fricot sont chats ", " Donc Socrate est un chat "). Ces exemples soulignent la rigidité du raisonnement mais aussi son aberration puisque l'on débouche sur des non-sens.
Deux couples évoluent donc sur scène, l'un apparemment plus désincarné que l'autre. En effet, les deux premiers personnages, dotés d'une identité, se démarquent des deux autres, dont les appellations désignent plus des fonctions que des personnes. Ceux- ci traitent de questions dérisoires, contrepoint comique à la gravité des deux amis. Dès lors, on peut voir dans le Vieux Monsieur et le Logicien les doubles grotesques de Jean et Bérenger. Mais peut- être auront-ils une autre utilité l'absurdité de leurs propos ne risque-t-elle pas de contaminer les discours sérieux des deux autres ? C'est pourquoi il nous faut tout d'abord nous attarder davantage sur les paroles proférées par Jean et Bérenger, les informations qu'elles apportent sur chacun.
L'OPPOSITION ENTRE LE DOUTE ET LA CERTITUDE, À TRAVERS LES PERSONNAGES DE JEAN ET DE BÉRENGER
L'angoisse. Exprimée sous forme de craintes, d'un malaise vague, comme le prouve la récurrence de certains termes (" ça ne va pas ", " avoir peur ", " angoisse ", " je me sens mal à l'aise "), elle est la cause de ses abus d'alcool qui lui fournissent un apaisement (l.5).
L'idée de lassitude physique vient préciser ce malaise. Elle s'exprime grâce à la répétition du participe " fatigué ", et à l'image de la pesanteur (" je sens... mon corps, comme s'il était de plomb ", " le fardeau ", " me pèse ").
Diverses souffrances morales sont en outre énumérées : le refus de soi ("je ne sais pas si je suis moi "), la peur de la solitude, d'autrui, et de la vie en général (" La solitude me pèse. La société aussi ", " c'est une chose anormale de vivre "). En effet, l'existence se réduit à une " chose ", extérieure, étrangère, " anormale " puisque la mort, omniprésente, plane (" les morts sont plus nombreux que les vivants. Leur nombre augmente "). Cette prise de conscience de l'étrangeté de la vie explique le refus de soi ou plus exactement la crise d'identité qui déchire Bérenger (" je me demande moi-même si j'existe ! ").
L'incertitude. Le discours de Bérenger, marqué par le doute, les hésitations, les remises en cause révèle un personnage en crise. L'incertitude omniprésente est signalée grâce aux négations répétées (" je ne sais pas trop ", " je ne sais pas si "), aux adverbes (" à peine ", " peut-être ") et à l'interrogation indirecte (" je me demande... si... ") exprimant l'indécision. Une contradiction apparente (" La solitude me pèse. La société aussi ", l. 29) et une aberration (" c'est une chose anormale de vivre ", l.34) soulignent les errances du personnage, à la fois hésitant et affirmatif. Cette dualité se retrouve par ailleurs dans le retour insistant (nous l'avons vu) des formules dubitatives, opposé à une tournure brève, assertive (" c'est une chose anormale de vivre ") pour exprimer le mal de vivre.
La difficulté de vivre. Récurrente, l'idée de difficulté est suggérée grâce à un adjectif (" difficiles à... "), des locutions verbales (" j'ai du mal à... ", " j'ai à peine la force de ... "), des comparaisons (" comme si... ou comme si ... "). Elle traduit, certes, la faiblesse de Bérenger mais surtout renforce ses douloureuses interrogations face à la complexité, parfois absurde, de l'existence, dont il a confusément conscience. La difficulté à assumer son propre corps, à affermir sa pensée proviennent du sentiment d'étrangeté d'un personnage destiné à subir une vie dont il ne connaît pas la signification. Ainsi, la récurrence de termes connotant tous le souci existentiel (" être soi ", " devenir ", " vivre ", " morts ", " vivants ", " existe ") traduit clairement ses préoccupations.
Il apparaît plus solide, convaincu et simple.
Des affirmations assurées. On note ainsi une série d'oppositions entre les deux personnages. Aux hésitations de Bérenger répondent les affirmations de Jean (l.8), étayées de définitions, d'explications toutes faites. Face aux doutes et à la " pesanteur " de son interlocuteur, il revendique l'optimisme, comme en attestent la reprise de l'adjectif " léger " (l. 12) et son " rire " (l. 40), renchéris par la répétition du mot " force " (l. 19) : il se veut donc à la fois insouciant et solide car il a confiance en lui-même.
En outre, cette conviction lui permet de corriger les errances intellectuelles de Bérenger, en recourant à l'esprit rationnel et méthodique, exprimé notamment par ces phrases : " Vous vous contredisez. Est-ce la solitude qui pèse [...] vous n'avez aucune logique " (l. 30-31) ; " Au contraire [...] tout le monde vit. " Il pose là le principe de non-contradiction qui permet d'établir la vérité, invoque la " logique ", s'appuie sur une " preuve ", éléments révélateurs de sa foi en la rationalité. Son discours se compose de phrases courtes, très ponctuées (" Oui, j'ai de la force, j'ai de la force pour plusieurs raisons ", " Vous vous contredisez. ", " Au contraire. Rien de plus naturel "). Riches en liens logiques (" D'abord ", ensuite ", " aussi ", " mais ", " au contraire ", parce que "), en démonstrations (" Rien de plus naturel. La preuve: tout le monde vit. ") et en affirmations (comme le prouvent les répétitions " j'ai de la force " ; ou les attaques : " vous vous contredisez [...] vous n'avez aucune logique " ; ou les phrases nominales " Au contraire. Rien de plus naturel. "), ses propos signalent le dogmatisme de son esprit rationnel. De même, il utilise souvent la modalité exclamative (" Vous vous oubliez ! ", " Des élucubrations ! "), signe de sa certitude de détenir la vérité et de résoudre rapidement la crise de son interlocuteur.
Un personnage simpliste. II s'attache à réduire les interrogations de Bérenger à une conséquence néfaste et courante de l'alcoolisme : " C'est de la neurasthénie alcoolique, la mélancolie du buveur de vin. " Les articles définis, le type du " buveur de vin " soulignent ce passage d'un cas particulier (celui de Bérenger) à un comportement général, catalogué, donc rassurant. Car Jean refuse de comprendre les tentatives laborieuses de son ami pour expliquer sa situation deviennent des " élucubrations " ; il leur oppose une plaisanterie facile fondée sur une évidence (" Les morts, ça n'existe pas, c'est le cas de le dire !... Ah! ah!... "). Son "gros rire", notifié par les didascalies, fait de lui un personnage lourdaud, incapable d'approfondir, de sonder la complexité. En atteste la formule parodique "Pensez, et vous serez" qui reprend le credo cartésien "Je pense, donc je suis". Il représente donc le gros bon sens qui élude les vrais problèmes, en utilisant une logique inapte à produire de vraies réponses, détournant et réduisant les difficultés.
L'opposition entre Jean et Bérenger, l'un fort de sa confiance en soi, de son esprit rationnel visiblement borné, l'autre déchiré par des incertitudes et une crise existentielle, tend à rapprocher le premier du couple constitué par le Logicien et le Vieux Monsieur, pour, au contraire, isoler davantage Bérenger dans son " étrangeté ". De fait, le Logicien, le Vieux Monsieur et Jean se trouvent doublement réunis autour d'une pratique commune de la Logique, mais aussi grâce à leurs discours dogmatiques, et leurs allures finalement ridicules. N'est-ce pas là une dénonciation de la logique, une manière de la tourner en dérision ?
LA LOGIQUE DÉRISOIRE
Un thème omniprésent. Il est tout d'abord mis en évidence par la présence d'un représentant-type, le Logicien et par sa conversation avec le Vieux Monsieur; tous deux figurent le maître et son disciple. La récurrence des termes " syllogisme ", " logiquement " et " logique " pose nettement leurs propos qui illustrent la toute-puissance du raisonnement. En outre, comme nous l'avons souligné précédemment, leurs paroles, comme celles de Jean, sont truffées d'articulations logiques, signifiant leur souci de penser méthodiquement.
La caricature. Elle procède, traditionnellement, par des effets de grossissement. Le premier réside dans le ressassement lexical " logique-syllogisme logiquement ". En outre, les exemples proposés pour illustrer le syllogisme prêtent à sourire : différés par le jeu scénique (l. 12 à 17), interrompus par l'échange entre Jean et Bérenger (l. 34 à 44), ils sont attendus par le spectateur et n'en paraîtront que plus ridicules. En effet, le choix de chats, leurs appellations saugrenues (" Isidore et Fricot ") produisent un écart avec le sérieux rigoureux de la déduction invoquée. Cet effet de distorsion se trouve en outre renchéri par le syllogisme final (l. 45-46) qui rapproche " les chats " et l'éminent philosophe " Socrate "... On aboutit ici à une ineptie, semblable au non-sens énoncé précédemment (" Donc, logiquement, mon chien serait un chat ", l. 27).
Enfin, cette dernière citation reflète un autre aspect caricatural des deux personnages : leur naïveté, donc leur esprit borné. Cette ingénuité transparaît dans l'affirmation du Vieux Monsieur (" C'est très beau, la logique ") : alliant un jugement esthétique à un pur fonctionnement rationnel, elle semble inepte et ridicule mais exprime aussi une critique plus sévère de la part de Ionesco. Cette assertion admirative montre combien le jugement peut être faussé et produire des valeurs erronées chez des êtres crédules qui, ensuite, les propagent à tort et à travers.
Comme nous l'avons déjà noté, son discours contient lui aussi de nombreuses articulations, des phrases brèves et affirmatives qui manifestent sa confiance dans l'esprit raisonnant. Il symbolise le bon sens commun et, par là-même, peut sembler plus crédible pour le spectateur, donc peut-être plus pernicieux. À travers ce personnage, Ionesco exerce certes une caricature mais surtout se livre à une critique plus grave des esprits conformistes, inhumains à force d'être bornés.
Le refus de la réalité. Les lignes 19 à 21 constituent la première longue réplique de Jean, dans laquelle il explique les origines de sa " force ", admirée, semble-t-il, par Bérenger l'égaré. Cette tirade illustre ses capacités de raisonnement progressif et démonstratif, comme en témoignent l'annonce " pour plusieurs raisons ", suivie de l'exposition successive des " raisons " (" d'abord ", " ensuite ", " aussi "), aboutissant à la conclusion de la ligne 21. Mais ce discours est truffé de répétitions, dont le summum réside dans la risible tautologie " j'ai de la force parce que j'ai de la force ", traduisant nettement les limites et le dogmatisme aveugle, non fondé, de ses arguments. Or, cette tirade vient répondre au mal de vivre exprimé par Bérenger (l. 9 à 11) : elle détourne le véritable problème posé par celui-ci pour invoquer " l'alcool ", responsable selon Jean, des égarements de son ami.
Par ailleurs, cette inconscience se trouve symbolisée par l'emploi de l'adjectif " léger " et la gestuelle comique qui l'accompagne (l. 12) : Ionesco nous présente ici un bouffon que l'on retrouve plus loin, doté d'un " gros rire ".
Le refuge dans les stéréotypes. Cette propension à refuser d'affronter la réalité dans sa complexité même transparaît à nouveau (l.30-31). Alors que Bérenger a affirmé un double malaise (" La société me pèse. La solitude aussi ", l. 29), Jean ne perçoit là qu'une contradiction, la réunion de deux sentiments inconciliables. C'est la sacro-sainte logique et son principe de non-contradiction qui régissent sa pensée, mais aussi ses relations à autrui, dès lors schématiques. On observe la dénonciation, de la part de Ionesco, des stéréotypes intellectuels qui magnifient l'exercice de la pensée raisonnante, clé du jugement mais aussi de l'existence. Cette critique s'affirme plus nettement encore alors que Jean proclame victorieusement: "Pensez et vous serez" (l.44).
En outre, la réponse apportée par Jean à la " fatigue " de Bérenger : " c'est de la neurasthénie alcoolique, la mélancolie du buveur de vin " (l. 8), ou la glorification de la " force ", valeur " morale " prédominante (l. 20) reflètent des clichés, formules toutes faites, vagues et éculées. On les assène, comme le fait Jean, sans aucun approfondissement, en les plaquant sur une réalité autrement plus complexe (comme en témoignent son ton affirmatif, ses phrases définitives, mais répétitives).
L'incapacité à communiquer. L'observation du début des répliques de Jean est ici éclairante : après une interrogation (l.3) demandant de plus amples explications, viennent des exclamations (l.6 à 12), des réfutations (l.30 à 35) qui, nous l'avons vu, traduisent le refus de comprendre l'autre, de prendre au sérieux ses contradictions mêmes. En outre, alors que Bérenger expose un souci personnel, comme l'exprime la récurrence du pronom " Je " dans ses propos, Jean s'attache à répondre par des généralités (l.8, 36, 39 entre autres) ou en revenant à lui-même. En effet, il s'érige en modèle (" Regardez-moi ", l. 12), convaincu de sa supériorité, mais incapable d'écouter et d'approfondir le malaise spécifique de son interlocuteur.
CONCLUSION
L'auteur oppose ici la rationalité triomphante et le mal de vivre. Il dénonce ainsi les ravages faits par l'esprit pseudo-cartésien qui s'avère inhumain, dogmatique et simplificateur. Représenté, qui plus est, par trois personnages, celui-ci refléterait la majorité bien-pensante et expliquerait le malaise de l'individu égaré que figure Bérenger. Le fonctionnement du texte, par des conversations croisées, et sa tonalité comique (qu'illustre un couple grotesque) soulignent l'incapacité à parvenir à de véritables échanges, sensés et humains.
Enfin, ce texte apparaît bien représentatif du théâtre de l'absurde. D'une part, il nous renvoie au mal de vivre, au vide existentiel exprimé bien plus tôt par Sartre ou Camus qui représentaient l'individu radicalement étranger, face à sa présence dans un monde routinier. D'autre part, il remet en cause, comme peut le faire l'oeuvre de Beckett, l'utilisation abusive du langage et de sa logique dont la suprématie aboutit parfois à une application mécanique, annihilant vérité, communication et humanité.