IONESCO

Rhinocéros 1959

 

Pièce ambitieuse "en trois actes et quatre tableaux", Rhinocéros est créée en 1959 à Düsseldorf. À Paris, l'année suivante, Jean-Louis Barrault assure sa consécration. Cette pièce traite du totalitarisme, de l'endoctrinement et de la fanatisation qui agissent souvent comme une véritable épidémie. Pour rendre sensible ce phénomène, Ionesco en propose une illustration concrète : les petits fonctionnaires d'une ville imaginaire se métamorphosent les uns après les autres en rhinocéros. Protégés par leur carapace et armés de leur corne, ils détruisent systématiquement tout ce qui ne leur ressemble pas. Seul un marginal alcoolique, Bérenger, fait figure de conscience isolée qui résiste à cette contamination. Aux yeux du dramaturge, il représente la " conscience universelle " dans son isolement et sa douleur.

 

En savoir plus sur la pièce : RHINOCÉROS

Présentation

ORIENTATIONS ET THÈMES

Rhinocéros fut créé à Düsseldorf en 1959 puis mis en scène à Paris en 1960 par Jean-Louis Barrault qui en assura le succès. Dans Notes et contre-notes, Ionesco évoque la simplicité de la forme : " Je respecte les lois fondamentales du théâtre : une idée simple, une progression également simple et une chute. " En effet, la pièce se compose de trois actes, dont le second est divisé en deux tableaux. L'auteur en donne ainsi l'orientation générale et l'argument :

Bien qu'elle soit une farce, elle est surtout une tragédie. [...] Nous assistons à la transformation mentale de toute une collectivité: les valeurs anciennes se dégradent. sont bouleversées, d'autres naissent et s'imposent. Un homme assiste impuissant à la transformation de son monde contre laquelle il ne peut rien, il ne sait plus s'il a raison ou non, il débat sans espoir, il est le dernier de son espèce. II est perdu.

 

STRUCTURE DE LA PIÈCE ET ÉVOLUTION

Le décor du premier acte présente une rue, une épicerie, une terrasse de café, une église au loin. Deux personnages attablés à la terrasse conversent Jean et Bérenger, interrompus par le galop d'un rhinocéros qui suscite le rassemblement d'une ménagère, d'un épicier et d'une épicière, du patron du café, de la serveuse, d'un vieux monsieur et d'un logicien. Ensuite survient Daisy, une collègue de bureau de Jean et Bérenger. L'opinion publique est ainsi représentée, bouleversée par la présence des rhinocéros, préoccupée par ce scandale.

Le premier tableau du second acte se déroule dans le bureau de l'administration où travaillent Bérenger et ses collègues : on échange des vues sur le nouveau scandale lorsque surgit Mme Boeuf, épouse d'un des employés, absent ce jour-là, et poursuivie par un rhinocéros qui se révèle être son mari, métamorphosé. Les pompiers, avertis, font descendre tout le monde par la grande échelle, pour échapper à l'invasion des rhinocéros. Le second tableau présente un lieu plus intime, la chambre de Jean. Bérenger vient le visiter alors qu'il est alité. C'est l'occasion d'une nouvelle discussion entre eux au cours de laquelle Jean se métamorphose progressivement en rhinocéros, prêt à piétiner son ancien ami. À la fin du tableau, une multitude de rhinocéros surgissent, envahissent les lieux tandis que Bérenger s'enfuit.

Le troisième acte se déroule dans la chambre de Bérenger et comporte quatre scènes : tout d'abord, Bérenger, seul, est la proie de cauchemars, croyant être lui aussi contaminé. Dans la deuxième scène, Dudard, un collègue, tente d'expliquer et de légitimer devant son interlocuteur inquiet l'épidémie de rhinocérite, quand arrive Daisy qui exhorte Bérenger au calme. Dudard, attiré par les rhinocéros, sort et les laisse seuls. Débute alors une scène d'amour, interrompue par la sonnerie du téléphone et des barrissements : malgré les exhortations éperdues de Bérenger, Daisy répond à leur appel. La dernière scène présente alors un monologue de Bérenger, hésitant, déchiré jusqu'à un ultime sursaut de résistance qui fait de lui " le dernier homme "...

La pièce présente donc un rythme très soutenu, faisant alterner des dialogues restreints à deux ou trois personnages (voire un monologue) et des passages mouvementés. Les conversations collectives regroupent de nombreux personnages qui symbolisent l'opinion publique et ses vagues successives. L’irruption des rhinocéros perturbe ces échanges ; ils prolifèrent peu à peu tandis que les personnages humains disparaissent un à un. L'auteur Se focalise donc tour à tour sur l'unité - le personnage de Bérenger en crise, la transformation inéluctable de Jean - et sur la multiplicité d'une société peu à peu unifiée car gagnée par le désordre, la folie contagieuse. Le dernier acte est remarquable car il souligne la solitude du " résistant " qui voit, inexorablement, ses derniers compagnons l'abandonner.

 

INTERPRÉTATION ET SENS DE LA PIÈCE

De nombreux spectateurs et critiques ont interprété la pièce comme une représentation du nazisme, symbolisé par les rhinocéros verts, primaires, brutaux et monstrueux. Certains ont reproché à l'auteur de représenter le mal de façon didactique, mais sans lui opposer d'idéologie positive, salvatrice. Mais Ionesco leur rétorque que ce serait imposer un autre système de valeurs alors que lui s'attache plutôt à " poser des problèmes " que chacun, en son âme et conscience, tentera de résoudre individuellement, une solution libre et personnelle surpassant toujours les idées reçues. En effet, le " problème " essentiel que pose Rhinocéros est celui du totalitarisme: la pièce " est la description, assez objective, d'un processus de fanatisation, de la naissance d'un totalitarisme qui grandit, se propage, conquiert, transforme un monde, et le transforme totalement, bien sûr, puisqu'il est totalitarisme ".

UNE VOLONTÉ CRITIQUE

Cette dénonciation s'accompagne d'une critique de tout système de pensée étouffant l'individu : elle s'attaque tout particulièrement à l'exercice d'une pseudo-rationalité dans laquelle nous nous réfugions instinctivement et confortablement pour argumenter et tout justifier. Or, cette réflexion se développe de façon mécanique, déshumanise et aliène la pensée même.

Ceci explique la parodie de la Logique, représentée par le personnage grotesque du Logicien qui initie le Vieux Monsieur aux lois du syllogisme et profère sentencieusement inepties et aberrations. En outre, ce pouvoir subversif des raisonnements ressort des propos de Jean et de Dudard, alors que ce dernier, formé à l'université, image du "clerc" réfléchi, apparaît plus solide et crédible (au dernier acte) que le Logicien... De fait, à travers Dudard, Ionesco stigmatise le pouvoir des intellectuels capables de dissimuler les idéologies aliénantes, les mensonges des propagandes sous le couvert de la raison et de la culture.

DEUX TONALITÉS : LE FANTASTIQUE ET L'HUMOUR

Le fantastique et l'humour s'affirment également comme outils de dénonciation d'une réalité pesante et stéréotypée, où les habitudes ont force de lois. Les êtres qui se métamorphosent en rhinocéros nous rappellent l'angoissant univers kafkaïen (auquel Ionesco lui-même s'est référé dans ses Entretiens avec Claude Bonnefoy). Ils figurent les monstrueuses tensions latentes de l'individu et sa déshumanisation, sous l'influence, notamment, de la pression collective. En outre, le comique, gestuel ou verbal, tourne en dérision des comportements et des valeurs communément partagés : tels l'Épicier et son sordide souci égoïste de l'argent ou le " chef ", ou encore le Vieux Monsieur empressé auprès de la Ménagère. Ces êtres utilisent fréquemment des clichés qui illustrent l'aliénation de l'individu par le langage. Celui-ci fournit des réponses toutes faites et épargne à chacun tout choix ou engagement personnel.

" L'homme... Ne prononcez plus ce mot ! "

Dans la ville, la rhinocérite gagne peu à peu. Bérenger, venu annoncer à Jean la contamination d'un de leurs collègues, M. Boeuf, constate que son ami devient " de plus en plus vert ".

 

BÉRENGER.

Laissez-moi appeler le médecin, tout de même, je vous en prie.

JEAN.

Je vous l'interdis absolument. Je n'aime pas les gens têtus (Jean entre dans la chambre Bérenger recule un peu effrayé, car Jean est encore plus vert, et il parle avec beaucoup de peine Sa voix est méconnaissable.) Et alors, s'il est devenu rhinocéros de plein gré ou contre sa volonté, ça vaut peut-être mieux pour lui.

BÉRENGER.

Que dites-vous là, cher ami ? Comment pouvez-vous penser.

JEAN.

Vous voyez le mal partout. Puisque ça lui fait plaisir de devenir rhinocéros, puisque ça lui fait plaisir ! Il n'y a rien d'extraordinaire à cela.

BÉRENGER.

Évidemment, il n'y a rien d'extraordinaire à cela. Pourtant, je doute que ça lui fasse tellement plaisir.

JEAN.

Et pourquoi donc ?

BÉRENGER.

Il m'est difficile de dire pourquoi. Ça se comprend.

JEAN.

Je vous dis que ce n'est pas si mal que ça ! Après tout, les rhinocéros sont des créatures comme nous, qui ont droit à la vie au même titre que nous !

BÉRENGER.

À condition qu'elles ne détruisent pas la nôtre. Vous rendez-vous compte de la différence de mentalité ?

JEAN, allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant.

Pensez-vous que la nôtre soit préférable ?

BÉRENGER.

Tout de même, nous avons notre morale à nous, que je juge incompatible avec celle de ces animaux.

JEAN.

La morale! Parlons-en de la morale, j'en ai assez de la morale, elle est belle la morale ! Il faut dépasser la morale.

BÉRENGER.

Que mettriez-vous à la place ?

JEAN, même jeu.

La nature !

BÉRENGER.

La nature ?

JEAN, même jeu.

La nature a ses lois. La morale est antinaturelle.

BÉRENGER.

Si je comprends, vous voulez remplacer la loi morale par la loi de la jungle!

JEAN.

J'y vivrai, j'y vivrai.

BÉRENGER.

Cela se dit. Mais dans le fond, personne...

JEAN, l'interrompant, et allant et venant.

Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l'intégrité primordiale.

BÉRENGER.

Je ne suis pas du tout d'accord avec vous.

JEAN, soufflant bruyamment.

Je veux respirer.

BÉRENGER.

Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n'ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l'ont bâti!…

JEAN, toujours dans la salle de bains.

Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.

BÉRENGER.

Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.

JEAN.

Brrr...

(Il barrit presque.)

BÉRENGER.

Je ne savais pas que vous étiez poète.

JEAN, (Il sort de la salle de bains.)

Brrr...

(Il barrit de nouveau.)

BÉRENGER.

Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme...

JEAN, l'interrompant.

L'homme... Ne prononcez plus ce mot !

BÉRENGER.

Je veux dire l'être humain, l'humanisme…

JEAN.

L'humanisme est périmé! Vous êtes un vieux sentimental ridicule (Il entre dans la salle de bains.)

BÉRENGER.

Enfin, tout de même, l'esprit...

JEAN, dans la salle de bains.

Des clichés! vous me racontez des bêtises.

BÉRENGER.

Des bêtises !

JEAN, de la salle de bains, d'une voix très rauque difficilement compréhensible.

Absolument.

BÉRENGER.

Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean! Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?

JEAN.

Pourquoi pas ! Je n'ai pas vos préjugés.

BÉRENGER.

Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.

JEAN, toujours de la salle de bains.

Ouvrez vos oreilles !

BÉRENGER.

Comment ?

JEAN.

Ouvrez vos oreilles. J'ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros? J'aime les changements.

BÉRENGER.

De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger s'interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros.) Oh! vous semblez vraiment perdre la tête (Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus.

Eugène Ionesco, Rhinocéros (1959), in Théâtre, III, éd. Gallimard.

" L'homme... Ne prononcez plus ce mot! "

Présentation

SITUATION

Nous sommes ici au second acte de la pièce. Jusqu'alors l'action opposait Jean, sûr de lui, solide dans ses convictions stéréotypées à Bérenger, égaré, mal à l'aise. Or, peu à peu, nous assisterons à un renversement de rôles qui marque la progression de ces personnages : les certitudes, la revendication d'une pseudo-perfection mènent Jean à la dérive, oublieux des valeurs humaines, de plus en plus monstrueux. Bérenger, au contraire, lui résiste et s'affermit alors pour défendre instinctivement l'humanité.

Les rhinocéros qui avaient fait leur apparition sur scène au premier acte, en provoquant la surprise effrayée de l'assistance, ont proliféré dans la ville ; on apprend au second acte que ce sont des hommes qui se sont ainsi métamorphosés, victimes d'une mystérieuse épidémie. Dans le passage précédant notre extrait, Bérenger venu annoncer à Jean la contamination d'un de leurs collègues, M. Boeuf, constate que son ami devient " de plus en plus vert "...

Commentaire composé

Étudiez la tension présente dans cette scène, en vous interrogeant sur la signification symbolique de la métamorphose qui allie le grotesque fantastique à la réflexion philosophique.

 

INTRODUCTION

Cet extrait met en scène la métamorphose progressive de Jean en rhinocéros. Cette transformation apparaît tout à la fois ridicule et étrangement fantastique. Elle s'opère lors d'un dialogue serré, véhément et rapide qui oppose deux protagonistes : tandis que Jean, péremptoire et agité, défend la légitimité de la " rhinocérité ", Bérenger, plus réfléchi et pondéré, s'insurge au nom des valeurs humaines, veut le ramener à la raison. Mais en vain: la " contamination " intellectuelle de Jean va se concrétiser dans sa métamorphose qui le transforme en animal déchaîné.

Le commentaire composé pourra s'attacher à étudier ce moment critique à travers l'animation de la scène, les contrastes entre les personnages. Il analysera ensuite plus précisément la métamorphose, motif comique et monstrueux qui sert cependant une réflexion plus abstraite sur l'humanité.

 

UN MOMENT DE TENSION

La scène apparaît particulièrement tendue comme en témoignent différents éléments tels que la vivacité du dialogue, la gestuelle des personnages, les différences qui les opposent et aboutiront à une incompréhension mutuelle.

 

  1. Un dialogue animé
  2. Le rythme de la conversation frappe par sa rapidité : elle comporte de nombreuses phrases brèves, juxtaposées (l. 9, 20, 46, etc.). Certaines, inachevées, ébauchent des raisonnements incomplets que mettent en évidence les points de suspension. Ainsi Bérenger tente-t-il d'argumenter (" Mais dans le fond, personne... ", l. 23 ; " Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme... ", l. 35 ; ou encore les lignes 37 et 39), aussitôt interrompu par son interlocuteur. D'autres répliques se réduisent à peu de mots (" Et pourquoi donc ? ", l. 8 ; " - La nature ! " - " La nature ? ", l. 18, 19 ; " Des bêtises ! ", l. 41, etc.). En outre, elles s'enchaînent vite, comme le prouvent les rebondissements, lorsque l'un des personnages attaque sa réponse par la reprise d'un terme précédemment utilisé par son interlocuteur (" Tout de même, nous avons notre morale [...] " - " La morale! [...] ", l. 14-15 ; " Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme... " - " L'homme, ne prononcez plus ce mot ! ", l. 34 à 36).

    Les différentes modalités utilisées traduisent la vivacité du dialogue : on rencontre des assertions fortes, contenant une interdiction (" Je vous l'interdis absolument ", l. 2), une formule d'insistance (" Je vous dis que ce n'est pas si mal que ça ! ", l. 10), des formules tranchantes et définitives (" La nature a ses lois. La morale est antinaturelle ", l. 20, etc.). Les exclamations abondent, exprimant la véhémence (" L'humanisme est périmé ! ", l. 38 ; " Des clichés ! ", l. 40 ; " Des bêtises ! " , l. 41, etc.). Enfin, les interrogations reflètent elles aussi la tension du dialogue (" Que dites-vous là, cher ami ? ", l. 4 ; " Et pourquoi donc ? ", l. 8 ; " Perdez-vous la tête ? ", l. 43 ; " Comment ? ", l. 48, etc.). Elles reflètent l'étonnement, le besoin d'explication et finalement l'incompréhension qui s'installe entre les deux personnages.

    L'agitation physique de Jean, perceptible dans les didascalies, représente concrètement sa nervosité " Jean entre dans la chambre ", " allant et venant dans la pièce, entrant dans la salle de bains, et sortant ", " l'interrompant, et allant et venant ", etc. Ici, l'emploi fréquent du participe présent marque la concomitance entre les déplacements réitérés et la conversation. Ces allées et venues signalent en effet son irritation face au discours de Bérenger ; elles constituent des réponses concrètes. À partir de la ligne 38, " il entre dans la salle de bains ", où il demeure avant de " faire une apparition effrayante ", ligne 50, enfin métamorphosé. Cela traduit nettement son isolement par rapport à Bérenger, le refus des arguments qu'il avance, leur séparation.

     

  3. Le contraste entre les personnages
  4.  

    Bérenger. Il apparaît d'emblée plus conciliant, pondéré que Jean, comme en témoignent son souci de le guérir (l. 1) et son apostrophe fraternelle (l. 4 " Cher ami "). Ses précautions oratoires tempèrent la contradiction apportée à son interlocuteur très virulent (" évidemment... pourtant ", " tout de même ", " Cela se dit. Mais dans le fond... ").

    Le recours aux hypothèses (" À condition que... ", l. 12 ; " Si je comprends... ", l. 21), l'emploi du champ lexical de la réflexion (" penser ", " se rendre compte ", " juger ", " comprendre ", " réfléchir ", " connaître ", " pensée ", " esprit ", etc.) expriment clairement son désir de raisonner Jean grâce à la logique et à l'examen lucide des propos énoncés.

    On observe, par ailleurs, une évolution dans son discours. À la formule : " Il m'est difficile de dire " (l. 9) succédera l'affirmation: " Je ne suis pas du tout d'accord avec vous " (l. 25). Relativement timoré au début, il exprime de plus en plus nettement ses convictions. Le pronom " Je ", récurrent dans ses paroles, traduit certes d'abord sa confusion, mais aussi, par la suite, son engagement personnel.

    Jean. Son discours s'avère plus rarement personnel, sauf lorsqu'il signifie une opposition : " Je vous dis que ce n'est pas si mal que ça ! " (l. 10) ou " Je n'ai pas vos préjugés " (l. 45). De même, le recours au pronom " je " exprime parfois ses aspirations " J'y vivrai, j'y vivrai " (l. 22), " J'aime les changements " (l. 49).

    Les tournures impersonnelles abondent en revanche (" Il faut dépasser la morale ", l. 15-16 ; " La nature a ses lois... ", l. 20 ; " Il faut reconstituer les fondements de notre vie. II faut retourner à l'intégrité primordiale ", etc., l. 24). Elles indiquent son aliénation, sa déshumanisation progressive.

    Son agressivité s'impose dès les premières répliques : une interdiction (l. 2), des reproches (l. 5), deviennent ensuite attaques à l'encontre de Bérenger : " vous me racontez des bêtises " (l. 40) ; " Je n'ai pas vos préjugés " (l. 45). La gestuelle désordonnée finale que signalent les didascalies (" se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre ") marque l'aboutissement inquiétant de cette violence verbale.

    En outre, tout au long de la conversation, le ton de Jean apparaît plus péremptoire que celui de Bérenger : les points de suspension indiquent ses interruptions successives (l. 4, 23, 35, 37, 39) ; ses phrases sont plus laconiques, paratactiques car dépourvues le plus souvent de liens logiques, attestant ainsi son refus de raisonner. Ses répétitions véhémentes (l. 5, 15, 22), le recours aux impératifs (l. 15, 29), les exclamations assertives (l. 10-11, 15, 38, 40) dénotent des affirmations fortes qui n'admettent pas la contradiction.

     

  5. Un désaccord croissant

La frayeur de Bérenger. Elle constitue la première étape de la séparation entre les deux collègues. La formule fraternelle initiale " cher ami " est ainsi précédée d'une didascalie (" Bérenger recule un peu effrayé "), renchérie finalement par cette indication " Bérenger s'interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. " L'inquiétude face à l'étrange allure physique de Jean devient surprise face à ses propos, comme en atteste la formule " Je suis étonné de vous entendre dire cela " (l. 43).

De nombreuses oppositions. Elles se manifestent par l'interdiction (l. 2) d'aller chercher le médecin, imposée par Jean à Bérenger, par ses reprises terme à terme (" La morale ! Parlons-en de la morale... ", l. 15 ; " L'humanisme est périmé ", l. 38) qui traduisent les divergences d'opinion entre les deux personnages. Toutefois, les contradictions apportées par Bérenger sont d'abord prudentes, comme en témoigne sa fréquente utilisation des liens logiques adversatifs (" pourtant ", " tout de même ", " mais dans le fond ") qui expriment plus un souci de rectification du propos qu'une opposition nette.

Une incompréhension mutuelle. Malgré le souci de conciliation marqué par Bérenger, l'incompréhension s'installe, soulignée par les nombreuses interrogations (l. 4, 8, 16, 19, 43). Mais surtout, les répliques finales (l. 46 à la fin) manifestent la difficulté à établir une communication. Le lexique concret (" parler distinctement ", " articuler mal ", " ouvrir les oreilles ") signifie nettement que le message est incompréhensible. Les phrases paratactiques (l. 46 et 49) indiquent l'abandon de l'argumentation, la précipitation nerveuse des propos face à un interlocuteur " incompétent ".

Un désaccord total. Dès la ligne 25, Bérenger manifeste sa désapprobation, renchérie par la formule " Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez... ", tentant de dédramatiser les propos inadmissibles de Jean. Celui-ci se réfugie alors dans l'agressivité injurieuse (" Des clichés ! vous me racontez des bêtises ") exprimant clairement, par sa brièveté, le refus de toute discussion, mais aussi le mépris face à Bérenger.

 

Les relations entre les deux personnages évoluent donc nettement du début à la fin de la scène. Tout d'abord, ceux-ci, familiers, semblent appartenir à une même communauté humaine, comme en témoignent la formule de politesse " cher ami " ou les pronoms personnels (" nous ", " la nôtre ") ou encore la certitude de Bérenger qui dit " connaître " les pensées de son interlocuteur. Ensuite, le pronom " nous " qui réunissait les deux hommes n'est plus employé et l'on aboutit à cette constatation inquiète " Je ne vous reconnais plus ", alors que Jean a choisi " le changement "...

 

Si nous avons envisagé les contrastes concernant le ton, la psychologie des personnages et leurs propos, il nous reste maintenant à étudier plus précisément leur contenu. Chacun défend en effet une idéologie : Ionesco nous propose donc, par-delà la métamorphose étrange de Jean et la dispute entre ses deux personnages, une réflexion grave et essentielle sur " l'humain ".

 

DU MOTIF GROTESQUE AU DÉBAT PHILOSOPHIQUE

  1. La métamorphose
  2.  

    Une transformation progressive. Elle est signalée par les didascalies concernant l'apparence, la voix, le ton de Jean (" Jean encore plus vert ", " voix méconnaissable ", " soufflant bruyamment ", " barrit presque ", " barrit de nouveau ", " voix rauque difficilement compréhensible ", " la bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros", " paroles furieuses et incompréhensibles ", " Sons inouïs "). L'allure physique, le langage de Jean se déshumanisent peu à peu.

    Le comique. Il réside certes dans la métamorphose, représentation concrète et outrancière du changement qui s'opère en Jean. Sa couleur verte, ses barrissements contre nature en font un personnage extravagant et grotesque qui prête à sourire. Sa monstruosité ridicule est ainsi manifeste lorsque Bérenger attribue le comportement de son interlocuteur à ses qualités de " poète " (l. 30 et 32), ce qui connote une certaine délicatesse, un amour du langage. Or, Jean répond par des barrissements (l. 31, 33) ; l'auteur instaure ici un écart entre les répliques, utilise un effet de grossissement qui relève du grotesque.

    En outre, des jeux de mots suscitent un effet comique: les expressions " la loi de la jungle ", " Je veux respirer", "perdre la tête" se comprennent moralement et concrètement, à la lumière du changement qui transforme Jean.

    Une inquiétude diffuse. Contre-nature, outrancier, le grotesque suscite le rire mais révèle un malaise, alors que la monstruosité s'installe, telle une menace. Les didascalies signalant la progressive métamorphose de Jean et ses allées et venues dans la salle de bains, donc ses apparitions et disparitions, créent un suspens, porteur de tension. De même, la fréquence croissante des exclamations, des phrases brèves entrecoupées de barrissements, dans le discours de Jean, témoignent de son agressivité de plus en plus sauvage. Enfin, les didascalies finales (" d'une voix rauque difficilement compréhensible ", " paroles furieuses et incompréhensibles ", " sons inouïs " et " se précipite vers son lit ", " jette les couvertures par terre ") signifient la perte du langage humain, articulé et suggèrent une sauvagerie primaire.

    Le comique s'avère finalement ponctuel et vient contrebalancer l'étrangeté angoissante de cette métamorphose. Il libère par instants le public de la tension qui s'installe mais surtout signale l'absurdité de la situation. Le motif grotesque et irréel de la métamorphose nous situe entre le rêve fantastique délirant et la réalité tragique la plus noire et la plus menaçante ; il représente en effet concrètement l'inacceptable : la déshumanisation d'un homme. De fait, choisir l'extravagance, l'étrangeté radicale pour la figurer, c'est, pour Ionesco, stigmatiser l'inadmissible. Néanmoins, cette réflexion critique transparaît également à travers le débat qui oppose les deux personnages et leurs valeurs.

     

  3. Une réflexion philosophique

Deux valeurs dominantes s'affrontent : Nature et Morale. Sont confrontées ici d'une part, la volonté, chez Jean, de légitimer la rhinocérité et, d'autre part, la défense de l'humanisme, menée par Bérenger. Le débat concerne d'abord la tolérance éventuelle accordée à " l'étranger " mais, surtout, la menace de déshumanisation que représente l'épidémie.

Le point de vue de Jean. Littéralement brandi, puis répété (l. 18 et 20), le terme " nature " est ensuite complété par un lexique évoquant le retour aux sources (" créatures ", " fondements ", " primordiale ") qui signifie la pureté (" intégrité ", l. 24). Il invoque l'argument du plaisir individuel, du libre choix (" puisque ça lui fait plaisir ", " j'aime ") pour les rhinocéros et pour lui-même. Il s'assimile donc finalement (l. 49) à ces animaux, alors que le début de la scène (l. 10-11) avait préparé ce ralliement, grâce à l'analogie établie entre rhinocéros et hommes, où Jean leur reconnaissait le même " droit à la vie ". Cela revient à nier la morale et l'existence d'une spécificité humaine (l. 15 et 38). Il fait figure de révolutionnaire, en choisissant finalement la bestialité et la sauvagerie du rhinocéros, contre la suprématie de " l'esprit " (l. 39, 40), et en " démolissant " la " civilisation " et ses principes (l. 28, 29).

 

Le point de vue de Bérenger. Il se fait le héraut de la pensée comme en témoigne la récurrence, dans son discours, d'un vocabulaire intellectuel (" penser ", " comprendre ", " se rendre compte ", " juger ", " réfléchir ", " savoir ", " esprit "). Il fait appel à la réflexion de son interlocuteur, s'inscrit dans la continuité d'un héritage : celui d'une " morale ", d'une " philosophie ", d'un " système de valeurs " solide parce qu'ancien (l. 28), célébrant l'être humain (" l'humanisme ", l. 37).

 

Un débat miné de l'intérieur

Des arguments peu convaincants: Bérenger évoque " la différence de mentalité " qui sépare l'homme et le rhinocéros... Est-ce un euphémisme prudent de Bérenger (qui sous-tendrait une absence de valeurs) ? Ou cela revient-il à reconnaître que cet animal serait doué de facultés de jugement ? De même, Bérenger, pour démontrer la force de la " philosophie " et des " valeurs " humaines, invoque leur ancienneté, comme si c'était là une garantie d'infaillibilité...
Des clichés: les formules employées par les personnages expriment des idées vagues ; les articles définis à valeur universelle (" la morale ", " la nature ", " l'humanisme ", etc.) reprennent des lieux communs, partagés par tous, mais éculés, sans contenu précis. Il en est de même pour les articles indéfinis (" une philosophie ", " un système ", " des siècles ", etc.) qui accompagnent des notions mal identifiées.

Bérenger utilise des expressions toutes faites telles un refuge, pour formuler une pensée confuse, qui s'élabore péniblement. Ainsi a-t-il du mal à répondre à la question de Jean (l. 8-9) ou procède-t-il par réajustements successifs : " l'homme [...]. Je veux dire l'être humain... l'humanisme " (l. 35 et 37).

Jean, quant à lui, assène ces clichés pour manifester sa conviction, à l'aide d'une phrase nominale (" La Nature ! ", l. 17), de définitions brèves, non explicitées, laconiques (" La nature a ses lois. La morale est antinaturelle ") ou de commandements impersonnels (" Il faut reconstituer les fondements de notre vie. Il faut retourner à l'intégrité primordiale "). Toutefois, ceux-ci ne s'accompagnent d'aucune explication, ce sont des slogans arbitraires car non motivés, convaincants par leur seule véhémence et dans lesquels le locuteur ne manifeste pas sa pensée, son choix individuels puisque le pronom de première personne est absent. Ces formules figurent donc des principes arbitraires qui endoctrinent l'homme plus qu'ils ne le convainquent par la réflexion.

Est-ce à dire qu'aucune des deux parties ne propose d'argument acceptable ? Ionesco nous engagerait au scepticisme. De fait, ces clichés incitent le public à adopter une distance critique face au débat et complètent en cela l'effet du comique. Mais ils prouvent aussi qu'il n'existe pas de solution toute faite face à la monstruosité barbare (que Jean figure grotesquement, entre le ridicule et l'insoutenable). Ainsi, le recours au grotesque d'une part, aux stéréotypes idéologiques d'autre part, représentent la menace inhérente à tout fanatisme qui pervertit l'homme : le premier illustre l'étrangeté radicale, les seconds la difficulté à réagir et lutter face à elle.

 

CONCLUSION

Cet extrait de Rhinocéros frappe par sa bizarrerie déroutante qui provient d'une part, du motif de la métamorphose, fantastique mais inquiétante, et, d'autre part, de l'alliance entre les procédés comiques et le sérieux du propos. Le rhinocéros, grotesque et brutal, symbolise caricaturalement l'aberration menaçante que constituent fanatisme et totalitarisme. Il est notable, en outre, que la réflexion humaine positive, figurée par Bérenger, s'avère incertaine, minée par des stéréotypes peu convaincants. De fait, dans Rhinocéros, Ionesco a mis l'accent sur une révolte instinctive, viscérale, que la pensée, trop simpliste, traduit imparfaitement: " C'est la preuve que cette résistance est authentique et profonde " (Notes et contre-notes). L'auteur stigmatise donc les idéologies, refuse d'enfermer l'homme dans une philosophie ou un système de valeurs monolithiques.

source : cyberpotache