Commentaire composé : Aragon, Les Yeux d'Elsa (poème)
:.: Le Texte Etudié :.:
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire
À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L'été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés
Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure
Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé
Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche
Une bouche suffit au mois de Mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux
L'enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages
Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août
J'ai retiré ce radium de la pechblende
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes
Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa
Les Yeux d'Elsa, Louis ARAGON, Les Yeux d'Elsa, (1942)
:.: Le Commentaire proposé :.:
Introduction :
Aragon, auteur surréaliste, rassemble dans un recueil intitulé
Les Yeux d'Elsa les poèmes que sa femme et muse Elsa Triollet lui inspira
dans les années 1941-1942. Ainsi, il dissimule le véritable engagement
dont il fait part. Le premier poème, qui donne le titre au recueil, est
une description codée des yeux d'Elsa. Il se compose de 10 quatrains
en alexandrins.
I. Les yeux d'Elsa
II. La souffrance
I. LES YEUX D'ELSA
a) La technique descriptive
Les yeux d'Elsa sont décrits par des métaphores, qui se rapportent à deux éléments :
~ Le bleu de ses yeux :
- le lac (première strophe)
- le ciel (strophe 2)
- le verre ("le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure")
- la lavande (strophe 8)
~ La brillance :
- les étoiles, fixes ("des millions d'astres") ou filantes
(strophe 8)
- le radium, qui est un métal blanc brillant radioactif, découvert
par Marie Curie en 1898, ce mot vient du latin et signifie "rayon"
(la pechblende est l'oxyde d'uranium).
- les pays associés aux richesses ("Pérou... Golconde...
Indes") Golconde est une ville en Inde détruite en 1687, et qui
renfermait un fabuleux trésor selon la légende. - le phare ("briller
au-dessus de la mère")
~ Les métaphores portant sur le bleu se situent en majorité dans
la première partie, tandis que celles portant sur la brillance se trouvent
dans la deuxième. La transition s'effectue par ce vers :
"L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé"
Le noir appelle le deuil, c'est-à-dire la souffrance de l'occupation.
Celle-ci est compensée par la brillance des yeux : c'est l'étoile
qui guide.
~ Le bleu fait aussi référence à l'azur (strophe 3), qui symbolise l'idéal inaccessible. En effet, l'azur est la couleur de la mer et du ciel, or il est insaisissable, car lorsqu'on prend Un peu d'eau ou un peu d'air, la couleur n'est pas la même. Ce thème a été très utilisé par les symbolistes, au XVIIIè siècle.
b) Le symbolisme des yeux
~ Les allusions bibliques :
- le paradis perdu par Adam et Eve : "O paradis cent fois retrouvé
reperdu" . Comme le poème est codé, Elsa représente
la France, et ce vers fait donc allusion aux multiples guerres, en particulier
aux deux Guerres Mondiales qu'il a vécues.
- les rois mage "le miracle des Rois". L'étoile, qui a guidé
les rois mage jusqu'à la crèche, symbolise l'espoir, et l'enfant
Jésus représente le sauveur. Elsa pousse l'auteur à écrire,
à se battre pour la France.
~ Allusion à l'arc-en-ciel : il symbolise la réconciliation, le passage de la pluie au beau temps, c'est-à-dire l'armistice, la paix après la guerre.
~ Allusion au physique d'Elsa : la blondeur de ses cheveux par l'image des blés, le bleu de ces yeux.
~ Allusion au thème de l'amour piège : "pris au filet des étoiles filantes" ou "comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août". Les allitérations soulignent qu'il est empêtré dans cet amour, il en est l'esclave. Il y a d'ailleurs deux allitérations, ce qui souligne le thème du couple.
~ Allusion à la muse : "leurs secrets gémeaux" montre, par un jeu de mots, que c'est Elsa qui inspire l'auteur. En effet, le son s'approche de "leurs secrets j'ai mots", qui signifie que le secret d'Elsa est de lui "souffler" ces mots.
c) Les différentes valeurs d'Elsa
~ Elsa en tant que femme est peu présente : on connaît juste son prénom, la couleur de ses cheveux et de ses yeux.
~ Elsa en tant que Muse : "le mois de Mai des mots" ou "gémeaux". On l'entrevoit aussi dans le rapport qu'Aragon entretient avec le temps : "j'y perds la mémoire". En voyant les yeux d'Elsa il oublie son époque.
~ Elsa symbole de la France : elle est assimilée à Marie, qui a mis au monde le sauveur. Elle pousse Aragon à sauver la France.
Il s'agit donc d'une poésie amoureuse, mais aussi engagée.
II. LA SOUFFRANCE
~ Aragon évoque sa souffrance personnelle, par exemple les problèmes conjugaux : "je ne sais si tu mens" "cachent-ils des éclairs" ou "amours violentes ". Aragon et Elsa ont connu des périodes difficiles, notamment à propos de la fidélité d'Elsa. Ces vers montrent qu'il est affecté d'être trompé.
~ La souffrance de la guerre est très présente, comme le montre le champ lexical très fourni : "mourir... désespérés... chagrins... larme... brisure... douleurs... glaives... pleurs... endeuillé... malheur... hélas... accaparé... poignant... meurt... violentes... feu... brûlé... enflammèrent"
~ La souffrance due à la guerre.
"A l'ombre des oiseaux" Il s'agit d'une évocation des bombardements
par aviation
"les naufrageurs" désigne les nazis.
"l'univers se brisa" évoque le fait que la guerre soit mondiale.
"Mai" Il s'agit d'une allusion à mai 1940, et donc à
la capitulation française.
~ Le désespoir dû à l'occupation.
"taille... brisure... percé... troué... brèche...
brisa" évocation de ce qui s'est cassé ...
- Soit de façon géographique. En effet, la France est coupée
en deux, une zone libre et une zone occupée.
- Soit de façon chronologique, avec le passage de la liberté à
l'occupation.
"Sept glaives ont percé le prisme des couleurs" désigne
l'ensemble des douleurs vécues par la France.
"Mère des sept douleurs" est une expression faisant habituellement
partie d'une prière adressée à la Vierge, les 7 douleurs
allant de l'accouchement de Jésus à la souffrance de le voir crucifié.
Ici, la prière est adressée à la France.
~ La souffrance du poète : Elsa est son inspiratrice, sa source d'écriture. Mais il s'agit d'une écriture tragique : c'est un témoignage de la défaite. Ainsi, le "feu défendu" désigne l'interdiction de parler de la défaite. "Feu" montre qu'il s'agit d'un sujet brûlant.
Conclusion
Ce poème constitue une preuve d'amour pour Elsa et pour la France. Il a réussi à publier et à écrire pendant la guerre. Cela s'explique par le fait que le poème n'est compréhensible que si on a les clés : savoir qui est Elsa et ce qu'elle représente, connaître la date. Ce texte ne peut être compris que si le lecteur veut le comprendre (certes même dans ce cas il est possible qu'il ne le comprenne pas ;-) ). Ainsi, il est tout à fait probable que certains Allemands aient compris ce poème, mais qu'ils n'aient rien dit, car ils ne souhaitaient pas détruire la culture française. Ce fut le cas par exemple à Paris : Hitler avait décidé de détruire les principaux monuments de Paris, les charges explosives étaient déjà placées, mais le responsable refusa d'exécuter cet ordre.
Ce poème, le premier du livre, correspond au dernier de recueil : "Cantique à Elsa". On y retrouve le thème des yeux : "levez les yeux", de la résistance : "beaux fils de France" qui désigne les Résistants. Ce premier poème prépare aussi la conclusion, c'est-à-dire le triple rôle d'Elsa (femme, muse et France) qui est synthétisé dans le dernier texte, et même le dernier vers, par "Mon amour n'a qu'un nom"