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Texte étudié :
Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma mère
me l'accordait en récompense. J'obtenais qu'elle m'éveillât
à trois heures et demis, et je m'en allais, un panier vide à chaque
bras, vers des terres maraîchères qui se réfugiaient dans
le pli étroit de la rivière, vers les fraise, les cassis et les
groseilles barbues.
À trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et
confus, et quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par
son poids baignait d'abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait
mes lèvres, mes oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste
de mon corps... J'allais seule, ce pays mal pensant était sans dangers.
C'est sur ce chemin, c'est à cette heure que je prenais conscience de
mon prix, d'un état de grâce indicible et de ma connivence avec
le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé
par son éclosion...
Ma mère me laissait partir, après m'avoir nommée «
Beauté, Joyau-tout-en-or » ; elle regardait courir et décroître
sur la pente son oeuvre, - « chef-d'oeuvre », disait-elle. J'étais
peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là
ne sont pas toujours d'accord... Je l'étais à cause de mon âge
et du lever du jour, à cause des yeux bleus assombris par la verdure,
des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu'à mon retour, et
de ma supériorité d'enfant éveillé sur les autres
enfants endormis.
Je revenais à la cloche de la première messe. Mais pas avant d'avoir
mangé mon soûl, pas avant d'avoir, dans les bois, décrit
un grand circuit de chien qui chasse seul, et goûté l'eau de deux
sources perdues, que je révérais. L'une se haussait hors de la
terre par une convulsion cristalline, une sorte de sanglot, et traçait
elle-même son lit sableux. Elle se décourageait aussitôt
née et replongeait sous la terre. L'autre source, presque invisible,
froissait l'herbe comme un serpent, s'étalait secrète au centre
d'un pré où des narcisses, fleuris en ronde, attestaient seuls
sa présence. La première avait goût de feuille de chêne,
la seconde de fer et de tige de jacinthe... Rien qu'à parler d'elles
je souhaite que leur saveur m'emplisse la bouche au moment de tout finir, et
que j'emporte, avec moi, cette gorgée imaginaire...»
Commentaire composé :
Sido est un recueil de souvenirs de Sidonie-Gabrielle Colette, dite Colette
(1873-1954), publié en 1930. Dans le prolongement de la Maison de Claudine
et de la Naissance du jour, Sido est consacré à l’évolution
de l’enfance de Colette. L’ouvrage, placé par son titre sous
les auspices maternels, rend hommage à Sidonie, mère de l’auteur.
Dans le cadre tutélaire de la maison de Saint-Sauveur-en-Puisaye, Colette
met en scène la vie de sa famille, pittoresque et attachante.
Dans cet extrait, la narratrice enfant évoque les promenades qu’elle
faisait, « dès l’aube, à l’heure où blanchit
la campagne » (Hugo). L’enfant, réveillée par sa mère,
partait courir dans la campagne à la découverte du monde extérieur.
Le texte développe une tonalité heureuse de long en large : pour
l’enfant, c’est l’aventure, l’expédition vers
le bonheur. Pour la narratrice, c’est le plaisir, érotique, du
souvenir. Il s’agira de voir quel regard porte sur ce monde la narratrice,
qui travaille un double statut d’écrivain et d’enfant.
Nous verrons dans une première partie...
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