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Il n'y a pas de bon père, c'est la règle; qu'on n'en tienne pas
grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des
enfants, rien de mieux; en avoir, quelle iniquité! Eût-il vécu,
mon père se fût couché sur moi de tout son long et m'eût
écrasé. Par chance, il est mort en bas âge; au milieu des
Énées qui portent sur le dos leurs Anchises(l), je passe d'une
rive à l'autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles
à cheval sur leurs fils pour toute la vie; j'ai laissé derrière
moi un jeune mort qui n'eut pas le temps d'être mon père et qui
pourrait être, aujourd'hui, mon fils. Fut-ce un mal ou un bien? Je ne
sais; mais je souscris volontiers au verdict d'un éminent psychanalyste:
je n'ai pas de Sur-moi.
Ce n'est pas tout de mourir; il faut mourir à temps. Plus tard, je me
fusse senti coupable; un orphelin conscient se donne tort: offusqués
par sa vue, ses parents se sont retirés dans leurs appartements du ciel.
Moi, j'étais ravi: ma triste condition imposait le respect, fondait mon
importance; je comptais mon deuil au nombre de mes vertus. Mon père avait
eu la galanterie de mourir à ses torts : ma grand-mère répétait
qu'il s'était dérobé à ses devoirs; mon grand-père,
justement fier de la longévité Schweitzer(2), n'admettait pas
qu'on disparût à trente ans; à la lumière de ce décès
suspect, il en vint à douter que son gendre eût jamais existé
et, pour finir, il l'oublia. Je n'eus même pas à l'oublier: en
filant à l'anglaise, Jean-Baptiste(3) m'avait refusé le plaisir
de faire sa connaissance. Aujourd'hui encore, je m'étonne du peu que
je sais sur lui. Il a aimé, pourtant, il a voulu vivre, il s'est vu mourir;
cela suffit pour faire tout un homme. Mais de cet homme-là, personne,
dans ma famille, n'a su me rendre curieux. Pendant plusieurs années,
j'ai pu voir, au-dessus de mon lit, le portrait d'un petit officier aux yeux
candides, au crâne rond et dégarni, avec de fortes moustaches:
quand ma mère s'est remariée, le portrait a disparu. Plus tard,
j'ai hérité de livres qui lui avaient appartenu: un ouvrage de
Le Dantec sur l'avenir de la science, un autre de Weber, intitulé: Vers
le positivisme par l'idéalisme absolu. Il avait de mauvaises lectures
comme tous ses contemporains. Dans les marges, j'ai découvert des griffonnages
indéchiffrables, signes morts d'une petite illumination qui fut vivante
et dansante aux environs de ma naissance. J'ai vendu les livres: ce défunt
me concernait si peu. Je le connais par ouï-dire, comme le Masque de Fer
ou le Chevalier d'Eon et ce que je sais de lui ne se rapporte jamais à
moi: s'il m'a aimé, s'il m'a pris dans ses bras, s'il a tourné
vers son fils ses yeux clairs, aujourd'hui mangés, personne n'en a gardé
mémoire; ce sont des peines d'amour perdues. Ce père n'est pas
même une ombre, pas même un regard: nous avons pesé quelque
temps, lui et moi, sur la même terre, voilà tout.
Jean-Paul Sartre, Les Mots, 1964, Gallimard.
1. Anchise : le héros troyen a sauvé son père
Anchise de Troie, en le portant sur ses épaules.
2. Schweitzer : nom des grands-parents maternels de Sartre.
3. Jean-Baptiste : prénom du père de Sartre.
Commentaire :
Introduction :
Les Mots a été présenté par son auteur et
reçu par le lectorat comme un archétype de la littérature
autobiographique. Cependant, le pacte de sincérité passé
par l’auteur semble soumis aux retors classiques de l’autobiographie :
comment parler de soi sans déformer ses propos, sans être tenté
de donner une vision littéraire des événements, c’est-à-dire
transformée à des vues esthétiques ? Cependant, pour Sartre,
les enjeux sont sensiblement différents, l’écriture autobiographique
devient un prétexte à critiquer sur un plan philosophique les
valeurs de l’éducation bourgeoise qu’il a reçue et
pour ébaucher les principes de sa philosophie existentialiste qu’il
développe dans l’Etre et le Néant. Toute lecture
demande donc un décryptage, et en particulier ce passage des Mots où
Sartre aborde son père, mort alors qu’il était en bas âge,
et en dresse un portrait lacunaire. Il est surtout question de son rapport à
la paternité, qui déroge à toute attente.
Ainsi, il convient de questionner
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