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Texte étudié :
TYRANNIE
On appelle tyran le souverain qui ne connaît de lois que son caprice, qui prend le bien de ses sujets, et qui ensuite les enrôle pour aller prendre celui de ses voisins. Il n’y a point de ces tyrans-là en Europe.
On distingue la tyrannie d’un seul et celle de plusieurs. Cette tyrannie de plusieurs serait celle d’un corps qui envahirait les droits des autres corps, et qui exercerait le despotisme à la faveur des lois corrompues par lui. Il n’y a pas non plus de cette espèce de tyrans en Europe.
Sous quelle tyrannie aimeriez-vous mieux vivre? Sous aucune; mais s’il fallait choisir, je détesterais moins la tyrannie d’un seul que celle de plusieurs. Un despote a toujours quelques bous moments; une assemblée de despotes n’en a jamais. Si un tyran me fait une injustice, je peux le désarmer par sa maîtresse, par son confesseur, ou par son page; mais une compagnie de graves tyrans est inaccessible à toutes les séductions. Quand elle n’est pas injuste, elle est au moins dure, et jamais elle ne répand de grâces.
Si je n’ai qu’un despote, j’en suis quitte pour me ranger contre un mur lorsque je le vois passer, ou pour me prosterner, ou pour frapper la terre de mon front, selon la coutume du pays; mais s’il y a une compagnie de cent despotes, je suis exposé à répéter cette cérémonie cent fois par jour, ce qui est très ennuyeux à la longue quand on n’a pas les jarrets souples. Si j ai une métairie dans le voisinage de l’un de nos seigneurs, je suis écrasé; si je plaide contre un parent des parents d’un de nos seigneurs, je suis ruiné. Comment faire? J’ai peur que dans ce monde on ne soit réduit à être enclume ou marteau; heureux qui échappe à cette alternative!
Voltaire, Dictionnaire philosophique portatif (1764)
Commentaire :
Ouvrage de François Marie Arouet, dit Voltaire (1694-1778), le Dictionnaire Philosophique portatif fut publié à Genève en 1764, et comprenait 73 articles. La dernière version, intitulée la Raison par alphabet, parue en 1769, comprend 118 articles. C’est en 1752 que le projet d’une œuvre collective voit le jour sous le patronage de Frédéric II. On ferait un dictionnaire contre le fanatisme et les préjugés. Seul Voltaire s’intéressera finalement au projet, et c’est après le concours apporté à l’Encyclopédie de Diderot entre 1755 et 1758 qu’il s’atèle véritablement à la rédaction de l’ouvrage. Le 18 février 1760, alors qu’il a lancé sa grande campagne contre l’«Infâme», il fait cette confidence à Mme du Deffand: «Je suis absorbé dans un compte, que je me rends à moi-même par ordre alphabétique, de tout ce que je dois penser sur ce monde-ci et sur l’autre, le tout pour mon usage, et, peut-être, après ma mort, pour celui des honnêtes gens.» La formule du dictionnaire lui paraît propre au combat qu’il mène et qui s’est intensifié depuis la mort de Jean Calas. En 1763, il affirme: «Je crois qu’il faudra désormais tout mettre en dictionnaire. La vie est trop courte pour lire de suite tant de gros livres; malheur aux longues dissertations.»
De l’article «Abbé», ajouté en 1765, à l’article «Vertu», le Dictionnaire philosophique est un pot-pourri de philosophie voltairienne. Impossible de résumer une œuvre qui parie sur la discontinuité en adoptant l’ordre alphabétique. La Préface de Voltaire le précise: «Ce livre n’exige pas une lecture suivie.» L’article nous intéressant ici porte sur la « Tyrannie ». Voltaire se livre à une critique de ce mode de gouvernance en distinguant la tyrannie d’un seul homme et de la tyrannie de plusieurs hommes. Il s’agira de voir...
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