BOULANGER Daniel
Les Noces du Merle
" En été "
Dans le jardin au milieu des champs et sous le saule au milieu du jardin, les enfants se sont réfugiés. Ils parlent à voix basse. Leur rire parfois s'égare en papillon jusqu'au soleil. La mère est à l'ombre de la grange. Le père, de vague en vague, s'enfonce dans le sommeil, retrouvant dans la chambre qui tangue avec douceur tout un lot de couleurs qui s'enfuient par la porte et brûlent sur les pierres. Avant le repas de midi, manège autour de la carafe d'eau, les enfants sont rentrés chargés de fleurs. L'oie les suivait, qui s'appelle Séraphine, sous l'il en coin du chien qui veille près de la table, au frais des carreaux rouges. Il n'y a personne au-delà de ce monde, mais dans le globe de la lumière où les arbres ont la pâleur d'un bouquet de mariée un bonheur encore se prépare d'où naîtra le vent. On le sent déjà qui nous désire. L'unique oiseau qui se tenait immobile en plein ciel tombe au ras des chaumes. Il n'y a plus à vivre que l'instant. Au retour de la fraîcheur, les yeux se regardent et se découvrent. La maison sent le pain. Le père, avant la nuit, dira l'histoire qu'on lui réclame, un conte qui ressemble à ce jour hors du temps, sans héros et sans gestes, qui s'ouvre et se ferme avec la délicatesse d'une fleur. Après, nous irons regarder les astres qu'une fois encore les enfants se mettront à compter.
Vous ferez un commentaire composé de cette brève nouvelle. Vous étudierez comment le jeu des sensations exprime le bonheur d'un jour d'été.
PLAN ADOPTÉ DANS LE COMMENTAIRE
I. Une journée d'été
Chaleur et lumière | |
Une famille à la campagne | |
De la matinée au crépuscule |
II. La sensualité paisible
Un monde clos et protégé | |
L'univers cohérent | |
Profiter de la vie |
III. Le temps suspendu
Le mouvement circulaire | |
De la réalité au conte | |
Le cycle éternel |
Les Noces du Merle (1963) est l'un des nombreux recueils de nouvelles composés par Daniel Boulanger. Les soixante-trois nouvelles qu'il compte s'organisent en cinq sections, portant chacune pour titre un fragment de l'épigraphe de Buffon, donnée en fin de volume : " Le ramage naturel du merle est très doux, très flûté, mais un peu triste, comme doit être le chant de tout oiseau vivant en solitude. " Le recueil répond au naturaliste en proposant une série d'observations minutieuses et poétiques des hommes dans les cadres les plus variés, marquées par la sensation et la sensualité. En été est la dernière pièce et expose, dans un rapide développement, le déroulement d'un jour d'été brûlant à la campagne. Du texte se dégage une sensualité paisible qui invite à goûter chaque moment de cette journée. Mais au- delà, ne faut-il pas distinguer la présence d'un temps suspendu qui n'est plus seulement d'un jour ou d'une saison ?
La narration est simple : le texte raconte une journée d'été vécue par une famille anonyme composée d'enfants dont on ignore le nombre et des parents : la mère, le père. Le cadre est situé à la campagne, comme en témoignent l'expression " dans le jardin au milieu des champs ", et la présence de l'oie, Séraphine, qui est nommée : ce qui ajoute une valeur affective. Elle fait partie de la famille dont les autres membres se définissent par leur relation : enfants, parents. Tous se retrouvent dans une maison fraîche, ouverte néanmoins sur l'extérieur puisque les couleurs " s'enfuient par la porte ".
Comme le titre l'indique, nous sommes en été. Ceci est relayé dans le texte par l'oiseau qui " tombe au ras des chaumes ". Et les éléments constitutifs de ce jour d'été sont illustrés par la lumière et la chaleur. La lumière est crue, elle tue les couleurs : " lot de couleurs qui (...) brûlent sur les pierres ". Elle est à ce point une lampe qui consume, qu'elle peut s'inscrire dans un " globe " d'une extrême blancheur. Elle trouble les regards qui devront attendre le soir pour se voir (" Au retour de la fraîcheur les yeux se regardent et se découvrent "). Par contraste, les couleurs sont suggérées à lintérieur de la maison : "Les enfants sont rentrés chargés de fleurs", "au frais des carreaux rouges". Cette opposition de la lumière et de l'obscurité disparaît à la fin du texte dans la contemplation du ciel étoilé : " Après, nous irons regarder les astres ".
Le second élément constitutif de ce jour d'été est la chaleur : elle n'apparaît explicitement qu'une fois, lorsque les couleurs " brûlent sur les pierres ". Elle est suggérée ailleurs par ses contraires : " au frais des carreaux ", " au retour de la fraîcheur ". Tout comme la lumière aveugle parce qu'elle est trop vive, la chaleur est si forte qu'on ne peut en parler. Le rythme dit, mieux qu'une définition, l'hébétude qui s'empare des êtres, sous son effet : courtes pour la plupart, dans le début du texte où les êtres cherchent l'ombre et au moment de la canicule de l'après-midi, les phrases expriment ainsi l'immobilité à laquelle réduit la chaleur.
Le texte n'évoque pas un moment particulier de ce jour. Nous en suivons les étapes de la matinée au crépuscule. La structure du texte épouse les différentes heures : en fin de matinée, la famille est dispersée ; puis elle se réunit à midi avant de sombrer dans la torpeur de l'après-midi ; ensuite, la fraîche soirée délie les regards et les langues. Les moments de plus grande chaleur et de plus intense lumière sont aussi ceux du silence : ce n'est que le soir que la famille raconte ; le matin ne laissait filtrer que des chuchotements et des rires : " Ils parlent à voix basse. Leur rire parfois s'égare en papillon ".
Certes la canicule accable, mais n'est pas désagréable pour la famille. Les parents sont abrités dans des lieux clos : le père dort dans la chambre, la mère "est à l'ombre de la grange". Les enfants sont dehors, mais protégés par par la longueurs des compléments circonstanciels en tête de phrase : "dans le jardin au milieu des champs et sous le saule au milieu du jardin ". Les prépositions "dans", "sous", dessinent un espace clos et symbolisent la protection. La famille ne souffre donc pas de la chaleur, elle est à l'abri.
Les métaphores font de tous les éléments un univers joyeux. Le rire enfantin " s'égare en papillon jusqu'au soleil ", " les arbres ont la pâleur d'un bouquet de mariée " et le jour se fait fleur. Cette correspondance harmonieuse réapparaît dans la mention du désir du vent : " un bonheur encore se prépare d'où naîtra le vent. On le sent déjà qui nous désire ".
Ce désir de bonheur baigne la nouvelle et développe une philosophie fondée sur l'idée qu'il faut profiter de la vie sans raisonner. Ainsi les phrases souvent courtes sont des invites à goûter l'existence et le texte ne comporte aucune longue période oratoire qui nous y ferait réfléchir : " Il n'y a plus à vivre que l'instant ".
C'est la sensualité, paisible, qui commande l'atmosphère de ce texte. Les sensations tactiles de bien-être, en particulier, sont goûtées par hommes et bêtes : les humains recherchent la fraîcheur de l'ombre et des pièces closes, le chien trompe la chaleur, allongé sur le carrelage. La venue prochaine de la brise, vers le soir, est un élément supplémentaire de plaisir. D'autres sensations délicieuses font l'objet de mentions discrètes : c'est ainsi que " la maison sent le pain " et que le complément " avant le repas de midi " laisse attendre quelque fumet. La grange suggère l'odeur des foins coupés, comme les fleurs rapportées brassent leurs parfums.
Parallèlement à la description d'une réalité bien concrète, le texte nous convie à une rêverie qui ouvre et ferme la nouvelle. En effet, le père, pris par un sommeil léger, flotte dans une certaine irréalité, " de vague en vague, s'enfonce dans le sommeil, retrouvant dans la chambre qui tangue tout un lot de couleurs ". La masse croissante des différents groupes qui composent cette phrase nous fait vivre les étapes de cette déréalisation. À la fin du texte, grâce au père encore, la réalité cède le pas au conte pour enfants : " le père (...) dira l'histoire qu'on lui réclame, un conte qui ressemble à ce jour ". Si le détail du conte ne nous est pas donné, Boulanger prend en revanche la peine de nous signaler sa ressemblance avec ce jour d'été " sans héros et sans gestes ". Il y a donc une mise en abîme : la nouvelle En été est donc ce conte merveilleux ; la réalité s'est faite féerie.
Le passage a été permis par l'image de la spirale qui parcourt le texte en s'élargissant. Le point de vue, qui est d'abord celui des personnages présentés dans les premières phrases (enfants, mère et père), devient peu à peu impersonnel pour s'attacher à un " nous " qui fait du narrateur partie prenante de l'évocation et avec lui, le lecteur. Nous aussi, dans le dernier moment de cette journée nous regardons les astres. D'autre part, nous constatons un rétrécissement suivi d'un élargissement, comme si la nouvelle dessinait un sablier : l'on passe des champs à la table par les intermédiaires du jardin, de la grange et de la chambre ; puis du globe, nous allons, par la maison, jusqu'au ciel étoilé. Le passage d'un microcosme ou macrocosme emprunte les voies du regard : " les yeux se regardent" puis tous vont "regarder les astres". L'emploi du même verbe souligne l'évolution en spirale.
A cet élargissement de l'espace correspond un épanchement infini du temps. La métamorphose des fleurs exprime la fragilité de l'instant mais en même temps la floraison éternelle des sensations : les fleurs des enfants deviennent " bouquet de mariée " du sein duquel " naîtra le vent ". Ce bouquet d'épousailles est donc promesse d'une vie à venir, dans un cycle éternel qui affecte également le jour. Celui-ci " s'ouvre et se ferme avec la délicatesse d'une fleur ". Il est à constater ici que le texte se déploie essentiellement au présent, dans ce présent qui suggère la force de chaque instant, mais aussi la valeur éternelle des choses. Les futurs, à la fin du texte, marquent la répétition certaine de ce rite des enfants : " Les astres qu'une fois encore les enfants se mettront à compter ". L'expression " une fois encore " place ce jour dans la continuité des autres, sous le regard de l'éternité que soulignent les étoiles dans leur multitude. La nouvelle est d'ailleurs explicitement présentée par son auteur comme " hors du temps "
Boulanger se pose ainsi comme disciple moderne de l'épicurisme, reprenant sous une forme très personnelle le carpe diem (" cueille le jour ") d'Horace. Ce jour d'été, suspendu entre terre et rêve, fait goûter au lecteur le plaisir gourmand de l'instant. Ce sont les sensations qui nous guident et nous font dépasser le cadre étroit de cette réalité estivale. La fin du recueil est donc aussi une ouverture sur le bonheur.
source : cyberpotache