J-M. G. LE CLÉZIO.
Celui qui n'avait jamais vu la mer, 1978
La mer était belle ! Les gerbes blanches fusaient dans la
lumière, très haut et très droit, puis retombaient en nuages de vapeur qui glissaient
dans le vent. L'eau nouvelle emplissait les creux des roches, lavait la croûte blanche,
arrachait les touffes d'algues. Loin, près des falaises, la route blanche de la plage
brillait. Daniel pensait au naufrage de Sindbad, quand il avait été porté par les
vagues jusqu'à l'île du roi Mihrage, et c'était tout à fait comme cela, maintenant. Il
courait vite sur les rochers, ses pieds nus choisissaient les meilleurs passages, sans
même qu'il ait eu le temps d'y penser. C'était comme s'il avait vécu ici depuis
toujours, sur la plaine du fond de la mer, au milieu des naufrages et des tempêtes.
Il allait à la même vitesse que la mer, sans s'arrêter, sans
reprendre son souffle, écoutant le bruit des vagues. Elles venaient de l'autre bout du
monde, hautes, penchées en avant, portant l'écume, elles glissaient sur les roches
lisses et elles s'écrasaient dans les crevasses. Le soleil brillait de son éclat fixe,
tout près de l'horizon. C'était de lui que venait toute cette force, sa lumière
poussait les vagues contre la terre. C'était comme une danse qui ne pouvait pas finir, la
danse du sel quand la mer était basse, la danse des vagues et du vent quand le flot
remontait vers le rivage.
Commentaire composé : vous pourrez en particulier étudier
comment s'articulent récit et description pour exprimer l'harmonie qui règne entre le
personnage et les éléments naturels.
Suggestions :
Né en 1940 d'un père breton dont la famille avait vécu à
l'île Maurice, Jean-Marie Gustave Le Clézio commence à écrire et à
voyager très tôt. En 1963, son premier roman, Le Procès-Verbal, obtient le
Prix Renaudot. Après des études de lettres, il enseigne dans des universités
étrangères et fait de nombreux séjours chez les Indiens de Panama. Il a publié une
vingtaine d'ouvrages : des romans (dont Désert, Le chercheur d'or), des récits,
autant contes pour enfants que fables philosophiques (dont La fièvre, Le déluge,
Mondo) et des essais (L'extase matérielle).
Celui qui n'avait jamais vu la mer est la cinquième
histoire du recueil Mondo et autres histoires qui date de 1978 et présente des
personnages en rupture avec l'univers étriqué de la vie quotidienne, technocratique et
qui cherchent à voir avidement le monde.
Introduction
Daniel, le héros de Celui qui n'avait jamais vu la mer,
s'échappe un jour du lycée où il s'étiole pour découvrir celle dont il rêve depuis
toujours : la mer. Le passage est presque la fin de l'épisode central de la nouvelle,
avant l'épilogue où le narrateur laisse inconnu le destin de Daniel et revient au lycée
où traîne encore mystérieusement l'idée de ce rêve. L'épisode est construit comme
une suite d'élans successifs, de marée montante. Les mouvements de tous les éléments
et de Daniel miment ce flux montant. Mais l'harmonie qui règne entre le personnage et la
mer est celle du temps, de l'éternité.
Une ample marée montante
La mer
- " La mer était belle " : le terme " mer
" ouvre le texte de façon exclamative, admirative et annonce la suite. La mer est
formée d'une "plaine" sujette aux mouvements des marées (" basse "
ou qui " remontait le rivage " et même à des catastrophes (" naufrages et
tempêtes ") Mais elle se définit surtout par les vagues.
- Le mouvement des vagues : il est à la fois vertical (ascension/
descente) et horizontal. L'ascension suivie de la chute est reprise : "
fusaient/retombaient " ; " hautes/s'écrasaient ". Le mouvement
horizontal va vers la terre. Il a " porté " Sindbad " jusqu'à l'île du
roi Mihrage "et le soleil pousse les vagues " contre la terre ".
Le vent leur est associé car son balayage est latéral lui aussi
: " glissaient dans le vent "; " la danse des vagues et du vent ".
La course de Daniel
-
Récit et description mêlés : Daniel décrit ce que chacun
pourrait voir et sa propre expérience. Il est donc à la fois un acteur et un
narrateur qui ne dit pas " je " : nous vivons sa perception des choses.
-
La description : la cascade d'imparfaits décrivant le mouvement
des vagues en est une approche par étapes qui ne prend pas de recul, rendant compte du
spectacle dans son déroulement chronologique : " fusaient ", " retombaient
", " emplissait ", " lavait ", " arrachait ". Le
procédé sera le même dans le second paragraphe.
Le récit : il concerne deux éléments : ce que pense le héros
et sa course. Les deux sont liés par le même verbe : " Daniel pensait au naufrage
" et " il courait [...] sans même qu'il ait eu le temps d'y penser ".
L'histoire de Sindbad le marin échouant sur l'île du roi
Mihrage appartient au premier voyage de Sindbad des Mille et Une Nuits. Cette
évocation grandit l'expérience de Daniel : il devient Sindbad en danger, ce qui explique
le rythme de sa course, marquée par des fragments courts. La phrase : " Il courait
vite... ses pieds nus... sans même... " est en trois temps de longueur sensiblement
croissante. L'autre phrase sur sa course, " Il allait... sans s'arrêter, sans
reprendre... écoutant " , est constituée de séquences plus courtes qui
marquent l'essoufflement renforcé par la répétition de " sans ".
Sa course s'associe au mouvement horizontal des vagues et se
caractérise par sa rapidité : " il courait vite sur les rochers ", " il
allait à la même vitesse que la mer ".
La lumière
- Une couleur unique, le blanc : dès le début, nous avons les
" gerbes blanches " et les " nuages de vapeur " des vagues qui portent
" l'écume ". Le sel est une " croûte blanche " et la plage est
amenée par une " route blanche ".
- La lumière et l'éclat : la lumière unifie le cadre de la
description. D'abord sans origine précise, elle est celle du soleil (" sa lumière
"). L'association de la couleur et de la lumière provoque un éclat particulier : le
verbe " brillait " est employé pour la route et pour le soleil ; ils viennent
en reflet l'un de l'autre. Cette brillance est dure : " éclat fixe
".
Le soleil est en définitive l'instigateur du mouvement, presque
un personnage : " c'était de lui que venait toute cette force, sa lumière poussait
les vagues ".
Un moment hors du temps
Un monde inébranlable
- Monde brutal : la montée de la marée se fait violemment : l'eau
" arrachait ", les vagues " s'écrasaient dans les crevasses " ; (noter
l'allitération en [kr] qui exprime cette violence). C'est que nous sommes, malgré
l'océan, dans un monde minéral.
- Monde minéral : le cadre est de " creux de roches " ou
de " roches lisses " , de " rochers " , de " falaises " , et
de " crevasses ". Ces termes dessinent un paysage contrasté de hauteurs et de
profondeurs. Le seul élément végétal, " les touffes d'algues ", est
arraché.
- Monde rigide : même les vagues ont une certaine rigidité : elles
montent " très droit ", puis avancent " hautes, penchées en avant "
comme debout.
Mouvement répétitif
- Structure du texte : le texte est construit en chiasme pour les
deux premiers paragraphes : le début est une description des vagues (jusqu'à "
brillait ") puis un récit des pensées de Daniel (fin du paragraphe). Le second
paragraphe commence par le récit de la course de Daniel (jusqu'à " vagues ")
pour se clore sur la description des vagues (fin). Le troisième paragraphe associe
description des marées et évocation de leur origine : le soleil, immobile.
- Répétitions : le plan du texte montre comment l'histoire stagne
au profit de l'évocation de mouvements répétés, par la reprise de groupes, de
cadences. Le temps employé est essentiel : les imparfaits marquent la répétition
d'actions qui durent; ils élargissent aussi l'espace. La répétition associe espace et
temps.
- L'espace infini : les vagues viennent " de l'autre bout du
monde " , la route est " loin, près des falaises " et le soleil est "
tout près de l'horizon ". Tout est fait pour suggérer un espace vaste et ouvert.
Les articles sont le plus souvent définis, c'est-à-dire qu'ils renvoient à une
réalité à la fois connue (celle que Daniel a sous les yeux) et imprécise surtout
lorsqu'ils sont au pluriel : " la mer ", " le soleil " ; mais surtout
" les vagues ", " les rochers "...
L'éternité
-
Une scène hors du temps : le personnage est en synchronie avec la
nature, il va " à la même vitesse que la mer " et, comme elle, va " sans
s'arrêter ". La marée est qualifiée de " danse " ; le mot est repris
trois fois, rythmant la phrase : " comme une danse qui ne pouvait pas finir [...] la
danse du sel [...] la danse des vagues ". La communion entre la course de Daniel et
la danse des vagues place la scène sous le signe de la représentation artistique, hors
du temps réel.
- Le temps du conte : il est caractéristique que le héros auquel
s'identifie Daniel soit un personnage imaginaire et non un voyageur réel. Sindbad est un
héros magique des Mille et Une Nuits, c'est-à-dire du cycle sans fin. La filiation entre
Daniel et le marin aux sept voyages place le jeune garçon dans un temps similaire,
féerique. Le caractère de conte est marqué par les approximations (" c'était
comme ") et en particulier par l'expression " comme s'il avait vécu " qui
installe le rêve dans le réel.
- L'éternité : comme il est dans un espace indéfini et infini (la
mer), inconnu (pour son entourage il est considéré comme disparu), Daniel a la sensation
de l'éternité : " c'était comme s'il avait vécu ici depuis toujours ". C'est
pour cela que la danse " ne pouvait pas finir " et que le soleil " brillait
de son éclat fixe ". Le troisième paragraphe donne ainsi la mesure de l'éternité.
Conclusion
Ainsi ce passage qui semblait nous entraîner dans un mouvement
sauvage se résout en une vaste respiration ample et cosmique où s'accordent le souffle
de la mer et celui de l'adolescent. Cette marée montante poussera Daniel dans une grotte
qui le révélera à lui-même ; mais la mer s'arrête, et aussi l'épisode central qui
met en uvre cette idée chère à Le Clézio : " Les privilèges de
l'adolescence sont les rêves et l'illusion " (Entretien avec P. Maury, Magazine
littéraire, mai 1985).
SOMMAIRE