Molière

DOM JUAN (1665) III, 2

 

Dom Juan et son valet Sganarelle se sont égarés dans une forêt tandis qu'ils essayaient d'échapper aux frères d'Elvire. Ces derniers en effet veulent tirer vengeance de Dom Juan qui a séduit et abandonné, après l'avoir épousée, leur soeur Elvire arrachée à la clôture d'un couvent.

Sganarelle

Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.

Le Pauvre

Vous n'avez qu'à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes et que depuis quelques temps il y a des voleurs ici autour.

Dom Juan

Je te suis bien obligé, mon ami, et je le rends grâce de tout mon cœur

Le Pauvre

Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?

Dom Juan

Ah ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.

Le Pauvre

Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de biens.

Dom Juan

Eh ! prie le ciel qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.

Sganarelle

Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme ; il ne croit qu'en deux et deux sont quatre et en quatre et quatre sont huit.

Dom Juan

Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?

Le Pauvre

De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.

Dom Juan

Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?

Le Pauvre

Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.

Dom Juan

Tu te moques: un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d'être bien dans ses affaires.

Le Pauvre

Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à me mettre sous les dents.

Dom Juan

Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m'en vais te donner un louis d'or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.

Le Pauvre

Ah !Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

Dom Juan

Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un louis d'or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures. Tiens, il faut jurer.

Le Pauvre

Monsieur!

Dom Juan

A moins de cela, tu ne l'auras pas.

Sganarelle

Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.

Dom Juan

Prends, le voilà; prends, te dis-je, mais jure donc.

Le Pauvre

Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim.

Dom Juan

Va, va, je te donne pour l'amour de l’humanité. (Regardant dans la forêt.) Mais que vois-je là ? un homme attaqué par trois autres ! La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.

Pourchassés par les frères d'Elvire que Dom Juan a séduite et abandonnée, Sganarelle et son maître se sont égarés dans une forêt tandis qu'ils débattaient sur le thème de la médecine et de la foi. Apercevant un homme sous les arbres, Dom Juan le fait appeler par Sganarelle pour lui demander leur chemin. Cette scène extrêmement courte et qui aurait pu se résumer à une demande et à une réponse, est essentiellement constituée par un dialogue entre Dom Juan et le pauvre. Commençant par un  échange de politesses, la rencontre rebondit une première fois pour donner lieu à un interrogatoire ironique puis s'achève sur une pénible scène de tentation. Il sera intéressant, en suivant le fil du texte et sa progression dramatique de mettre en lumière la dynamique psychologique qui permet à une banale rencontre de se transformer en une véritable confrontation. S'en trouveront éclairés, du même coup, les caractères des trois protagonistes.

 

Le premier épisode de la scène aurait pu, sans inconvénient, clore le dialogue entre Dom Juan et le pauvre à qui venait d'être opposée, face à sa demande d'aumône, une fin de non-recevoir : «Eh ! prie le ciel qu'il te donne un habit » La scène illustre assez bien, en effet, la philosophie que Dom Juan a exposée précédemment à Sganarelle, et que ce dernier ému de compassion pour le mendiant, rappelle à titre de consolation lorsqu'il dit : «il ne croit qu'en deux et deux sont quatre". Selon la double énonciation: le pauvre n'a pas assisté à la scène précédente et ne peut comprendre les propos de Dom Juan. Sganarelle intervient pour rappeler au spectateur les conclusions de leur discussion sur la foi. Faisant fi du devoir de charité, très contraignant à l'époque, Dom Juan se présente comme un implacable logicien et abandonne sa courtoisie (""Je te suis obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon coeur") pour conseiller froidement au pauvre de s'adresser à Dieu. Il ne fait en cela qu'illustrer l'attitude des libertins raisonneurs de ce temps.

On peut cependant discerner sous son attitude un agacement probablement dû à la découverte que l'avis donné par son interlocuteur («depuis quelque temps il y a des voleurs ici autour »), n'est au fond qu'une sorte de monnaie d'échange anticipée : "Ton avis est intéressé à ce que je vois ». En tout cas, il apparaît que le mendiant n'a pas trouvé la bonne clé pour la bourse d'un homme à qui l'idée qu'on prie pour lui donne de l'humeur.

A ce point de la scène, qui semble s'achever, Dom Juan nous apparaît comme un être froid et intransigeant, opposant au catéchisme du pauvre le sien propre, celui d'une logique dépourvue d'indulgence et de générosité.

Or la scène rebondit; est-ce l'effet du résumé, un peu simpliste, de sa philosophie par Sganarelle? En effet, dans la scène précédente, Dom Juan s'est peu exprimé : c'est Sganarelle qui a tiré les conclusions de la pensées de Dom Juan. La question relance le dialogue : « Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?».

C'est la réponse du pauvre qui oriente définitivement la suite du dialogue ; elle mérite d'être examinée avec soin : en effet, « Prier le Ciel tout le jour pour les gens de bien » ne peut apparaître que comme une sainte occupation ; mais, «in cauda venenum », la relative qui suit : « qui me donnent quelque chose », fait tomber, si l’on regarde bien, le prestige ; le propos du pauvre est à la fois flagorneur et restrictif ; mais Dom Juan n’en a cure ; il se contente, cette fois plus subtilement, de mettre en oeuvre, de façon proprement ironique son impitoyable logique. A la manière de Socrate pour qui l’interrogation est l’instrument favori pour amener ses interlocuteurs à prononcer eux-mêmes la condamnation de leur thèse, Dom Juan mène le dialogue sur les nourritures spirituelles et matérielles : «Il ne se peut donc pas que tu ne sois à ton aise ? - Hélas, Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde » - Tu te moques… » « Je vous assure, monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain ». La maïeutique fonctionne à merveille et le malheureux pauvre est tombé dans le piège.

Il est bien facile pour un jeune homme nanti et repu de faire dire par un infortuné qui jeûne et attend des secours, que sa prière est vaine. Est-ce cruauté de la part de Don Juan ? Dans doute. Mais il faut nuancer : il se pourrait que Dom Juan ne puisse s’empêcher de jouer un peu l’instituteur, de démontrer ; ne prend-il pas plaisir avec Sganarelle lui-même à pousser son interlocuteur dans ses contradictions et à le laisser s’enferrer ?

On le voit, dans ce deuxième mouvement de la scène, la figure de Dom Juan se complique. Cette passion d’ « éclairer » va se préciser dans la confrontation qui s’instaure et met en présence un diable tentateur et un malheureux fasciné par le louis d’or qu’on lui fait miroiter sous les yeux. Ce ne sont plus deux hommes égaux que l’on voit, mais un maître qui agite une récompense sous le nez d'un inférieur dont il veut obtenir une sorte de performance. L’épisode est donc bien cruel : « Tiens, il faut jurer ». Le caractère pathétique de la scène est souligné par l'intervention de Sganarelle, brave bougre qui souffre de voir le pauvre pareillement torturé.

Cependant tout n'est pas si simple, et si Dom Juan s'apparente, à ce moment, au fameux Roquelaure qui pratiquait comme un sport le jeu consistant à faire jurer les mendiants, l'intervention de Sganarelle a un effet de dédramatisation : ce brave homme, en suggérant un compromis, (« jure un peu ») laisse entendre que le péché n'est pas si grand.

On peut dès lors nuancer le jugement porté sur Dom Juan et voir en lui un instituteur, impitoyable certes, qui, après avoir obtenu l'assentiment de son interlocuteur sur l'inutilité de la prière, passe aux exercices d'application : si la prière est vaine, le juron peut rapporter. Ceci nous amène à considérer Dom Juan moins comme un cynique que comme un homme possédé par une sorte de rage de convaincre.

Toujours est-il que l'«élève» ne va pas jusqu'aux conclusions, ce qui entraîne une indéniable irritation chez le tentateur : «mais jure donc ». Cependant, face à cet être muré dans son fétichisme verbal mais qui refuse aussi de laisser acheter sa conscience, Dom Juan semble éprouver un certain respect : son « Va, va » corrige la sourde violence de l'échange précédent, même s'il n'est pas dénué de condescendance. En tout cas, la volonté pédagogique est toujours présente : Dom Juan tient, face au pauvre, à se démarquer de ceux qui font l'aumône «pour l'amour de Dieu». « Je te le donne pour l'amour de l’humanité »  signifie bien clairement que c'est en homme libre et qui reconnaît en le mendiant son semblable que Dom Juan donne le louis.

 

On a beaucoup dit, à propos de cette scène, que Dom Juan s'y trouvait mis en échec par le pauvre et que la résistance de ce dernier, dont la sainteté se manifestait par son application à ne prier que pour les autres, représentait un avertissement pour le grand seigneur libertin, cruel et méprisant. En soulignant l'aspect «pédagogue impénitent de Dom Juan, et en montrant que sa générosité finale n'était pas seulement une façon de sauver la face, nous avons tenté d'apporter un autre éclairage à cette scène. Le pauvre, on l'a vu, n'est pas sans reproche, malgré sa fermeté finale où il entre d'ailleurs un peu d'obstination superstitieuse. Enfin si Dom Juan apparaissait si odieux et inhumain dans cet épisode, s'il avait vraiment le dessous, comment peut-on expliquer que cette scène ait été prudemment censurée par Molière lui-même dès la deuxième représentation, et qu'elle ait disparu de l'édition de 1682 ? Un dernier mot : le fait que la scène suivante s'ouvre sur un acte de bravoure du libertin représente une indication qui peut nous conforter dans notre vision.

cyberpotache