Marivaux

"Je me retirai plein d'une agréable émotion.

"Est-ce que vous aviez dessein de l’aimer ? " me direz-vous. Je n'avais aucun dessein déterminé ; j’étais seulement charmé de me trouver au gré d’une grande dame, j'en pétillais d'avance, sans savoir à quoi cela aboutirait, sans songer à la conduite que je devais tenir. De vous dire que cette dame me fût indifférente, non ; de vous dire que je l'aimais, je ne crois pas non plus. Ce que je sentais pour elle ne pouvait guère s'appeler de l’amour ; car je n’aurais pas pris garde à elle, si elle n'avait pas pris garde à moi ; et de ses attentions même, je ne m’en serais pas soucié, si elle n'avait pas été une personne de distinction.

Ce n'était donc point elle que j'aimais ; c'était son rang, qui était très grand par rapport à moi.

Je voyais une femme de condition d’un certain air, qui avait apparemment des valets, un équipage et qui me trouvait aimable, qui me permettait de lui baiser la main, et qui ne voulait pas qu’on le sût ; une femme enfin qui nous tirait, mon orgueil et moi, du néant où nous étions encore ; car avant ce temps-là m'étais-je estimé quelque chose? Avais-je senti ce que c'était qu'amour-propre ?

Il est vrai que j'allais épouser Melle Habert ; mais c'était une petite bourgeoise qui avait débuté par me dire que j'étais autant qu'elle, qui ne m'avait pas donné le temps de m’enorgueillir de sa conquête, et qu'à son bien près je regardais comme mon égale.

N'avais-je pas été son cousin ? Le moyen, après cela, de voir une distance sensible entre elle et moi ?

Mais ici la distance était énorme ; je ne le pouvais pas mesurer, je me perdais en y songeant ; cependant c'était de cette distance-là qu’on venait à moi ou que je me trouvais tout d'un coup porté jusqu'à une personne qui n'aurait seulement pas dû savoir si j’étais au monde. Oh ! Voyez s'il n'y avait pas là de quoi me tourner la tête, de quoi me donner des mouvements approchants de ceux de l'amour ?

J'aimais donc par respect et par étonnement pour mon aventure, par ivresse de vanité, par tout ce qu'il vous plaira, par le cas infini que je faisais des appas de cette dame ; car je n'avais rien vu de si beau qu'elle à ce que je m'imaginais alors ; elle avait pourtant cinquante ans, mais je ne m'en ressouvenais plus, je ne lui désirais rien ; eût-elle eu vingt ans de moins, elle ne m'aurait pas paru en valoir mieux ; c'était une déesse, et les déesses n'ont point d'âge.

De sorte que je m'en retournai pénétré de joie, bouffi de gloire et plein de mes folles exagérations, sur le mérite de la dame.

Il ne me vint pas un moment en pensée que mes sentiments fissent tort à ceux que je devais à Mlle Habert ; rien dans mon esprit n'avait changé pour elle, et j’allais le revoir aussi tendrement qu’à l'ordinaire ; j'étais ravi d’épouser l'une et de plaire à l'autre, et on sent fort bien deux plaisirs à la fois".

Marivaux, plus connu pour ses comédies, a aussi écrit deux romans qu'on ne lit plus guère, et c'est sans doute dommage. Cette page est tirée du Paysan parvenu : le titre et cette page suffisent à nous faire comprendre comment le jeune paysan, Jacob, parviendra à la fortune. La première phrase nous informe qu'il vient de ressentir une "agréable émotion", c'est-à-dire un état d’âme à peine conscient qu'il veut éclaircir pour avoir, par une analyse lucide de la situation, une perception plus exacte de ses sentiments.

À travers les réflexions du jeune homme, nous imaginons quelle est sa situation: il est dans le "néant" nous dit-il, et il précise qu'il est loin d'appartenir même à la bourgeoisie puisque au départ, il y avait une "distance sensible" entre Mlle Habert, "petite bourgeoise" et lui-même. Donc, non seulement il est d'après ce passage sans naissance, il est pauvre, mais encore il appartient au menu peuple. Par chance il est jeune et on peut le supposer beau donc "aimable". Déjà, la conquête de Mlle Habert, qu'il dédaigne un peu désormais, pouvait paraître une ascension sociale, mais il vient d'être remarque par une grande dame qui lui a fait des avances précises. Lui-même le dit "il y a de quoi lui tourner la tête". Mais alors : doit-il renoncer à Mlle Habert ? autrement dit, abandonner la certitude du mariage pour une aventure qui flatte son orgueil mais qui est plus risquée ? A dire vrai, le jeune garçon résout aisément ce que le lecteur pourrait trouver une difficulté, il est " ravi d’épouser l’une et de plaire à l'autre".

A travers cette situation assez équivoque, nous entrevoyons les moeurs du temps : la Régence vient de s'achever, bouleversant toutes les valeurs reconnues sous Louis XIV ; dans ce texte seulement, nous entrevoyons cette avidité de réussir par tous les moyens. Jacob a une "jolie figure", et il va vite s’apercevoir que c'est une manière sûre de parvenir ; aussi va-t-il partir à la conquête de la richesse grâce à des femmes beaucoup plus âgées que lui. A cette époque où l'on vieillit vite, "cinquante ans" est un grand âge et même si Jacob ne le dit pas précisément, il peut penser que ces femmes disparaîtront avant que lui-même soit vieux. Nous savons qu'un écrivain comme Beaumarchais dut le début de sa fortune à des situations analogues. Cependant, nous sommes encore au XVIIIe siècle où l'argent ne suffit pas pour atteindre les plus hautes places, et le "rang" de la "grande dame" qui a remarqué Jacob, l’éblouit. Elle lui parait appartenir à un monde différent, d'une essence supérieure, or cette attitude il le partage avec les esprits les plus distingués de son siècle : tous souhaitent appartenir à la classe privilégiée qu'est la noblesse. Plus que jamais le jeune homme a besoin de voir clair en lui.

Aussi Jacob va-t-il essayer d’analyser ce qu'il ressent. Nous retrouvons ici la subtilité du Marivaux auteur dramatique, expert dans l’étude des mouvements du coeur. Au départ, il est persuadé qu'il n'aimait pas cette dame, et à la fin de la page, il se trouve des "mouvements approchants de l'amour". Jacob se pose des questions qui lui permettent de progresser dans une analyse très clairvoyante : d'abord attiré par le "rang" de cette "femme de condition", il est tout étonné et " ivre de vanité" ce qui se comprend très bien. Mais ce qui nous paraît plus surprenant c’est qu'il avoue n’avoir "rien vu de si beau qu'elle". Alors, on a beau jeu pour taxer le jeune homme d'hypocrisie, de fausse naïveté. Ce n’est pas si sûr, car une grande dame de ce temps avec des raffinements de toilette dont témoignent les estampes du temps, la somptuosité de ses vêtements, de ses bijoux, la finesse de mains qui ne travaillaient pas pouvaient faire illusion, et sa remarque "les déesses n'ont point d’âge nous paraît très significative. C'est peut-être ce qui explique son attitude à l’égard de Mlle Habert qui est le monde réel et qui n'exclut pas l’éblouissement en présence de la déesse.

Jacob raconte donc si bien ce qu’il ressent qu'au travers de son analyse, le lecteur peut deviner le caractère du jeune homme : l'ambition sans nul doute qui lui a fait quitter sa campagne natale, ses parents, ses amis ; une intelligence subtile qui lui fait vite comprendre comment il peut se servir de ce qu'il a, jeunesse, beauté, santé. Probablement plein de gentillesse, ne dit-il pas qu'il va " revoir tendrement" Mlle Habert ? Mais en même temps, il ne s'embarrasse pas de scrupules, Mlle Habert lui sert de marche-pied, il ne lui en a aucune reconnaissance et la considère "comme son égale" ; plus même, il ne semble avoir aucun principe moral : "Il ne me vint pas un moment en pensée..." Enfin, nous apercevons derrière tout cela une morale instinctive, celle qu’exprimait Agnès dans l'École des Femmes : "Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ? " Car Jacob n’a pas comme Des Grieux l'excuse de la passion, et son plaisir à lui c’est l’argent, les honneurs, l’élévation sociale.

Ainsi, dans ce passage, Marivaux nous offre une page d'analyse psychologique mais menée avec tant de finesse et de naturel qu'elle n'a rien d'un traité ou d'un essai : Jacob y paraît, sinon sympathique, du moins intéressant, vivant et si humain qu'il est non seulement de son temps mais de toutes les époques. On pourrait rapprocher cette page de la rencontre de Frédéric Moreau avec Mme Dambreuse : (Flaubert - Éducation Sentimentale - 3e partie) : "Mais il la convoitait comme une chose anormale et difficile, parce qu'elle était noble, parce qu'elle était riche, parce qu'elle était dévote ... "