" Jeanne, sortie la veille du couvent, à Rouen, rentre en calèche au château familial, accompagnée de ses parents et de la servante, Rosalie. "
On partit.
Le père Simon, le cocher, la tête baissée, le dos arrondi sous la pluie, disparaissait dans son carrick à triple collet. La bourrasque gémissante battait les vitres, inondait la chaussée.
La berline, au grand trot des deux chevaux, dévala rondement sur le quai, longea la ligne des grands navires dont les mâts, les vergues, les cordages se dressaient tristement dans le ciel ruisselant, comme des arbres dépouillés ; puis elle s'engagea sur le long boulevard du mont Riboudet.
Bientôt on traversa les prairies ; et de temps en temps un saule noyé, les branches tombantes avec un abandonnement de cadavre, se dessinait gravement à travers un brouillard d'eau. Les fers des chevaux clapotaient et les quatre roues faisaient des soleils de boue.
On se taisait ; les esprits eux-mêmes semblaient mouillés comme la terre. Petite mère se renversant appuya sa tête et ferma les paupières. Le baron considérait d'un oeil morne les campagnes monotones et trempées. Rosalie, un paquet sur les genoux, songeait de cette songerie animale des gens du peuple. Mais Jeanne, sous ce ruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu'une plante enfermée qu'on vient de remettre à l'air ; et l'épaisseur de sa joie, comme un feuillage, abritait son coeur de la tristesse. Bien qu'elle ne parlât pas, elle avait envie de chanter, de tendre au-dehors sa main pour l'emplir d'eau qu'elle boirait, et elle jouissait d'être emportée au grand trot des chevaux, de voir la désolation des paysages, et de se sentir à l'abri au milieu de cette inondation.
Et sous la pluie acharnée les croupes luisantes des deux bêtes exhalaient une buée d'eau bouillante.
Vous ferez de cette page un commentaire composé que vous organiserez à votre gré. Vous pourrez, par exemple, étudier les liens qui s'établissent entre le paysage et l'état d'âme des personnages.
Dans Une vie, Guy de Maupassant raconte l'existence malheureuse d'une héroïne, Jeanne, dans sa Normandie natale. Mais au début du roman, la jeune fille est encore naïve et pressée de connaître toutes les joies de l'existence qu'elle a imaginées dans le couvent où se déroula une partie de son enfance. Durant le voyage de retour vers la demeure familiale, ses parents et la servante l'accompagnent dans leur berline. Il pleut sur le paysage normand. Maupassant s'attache à décrire avec réalisme ce temps et ces lieux maussades, qu'il connaît bien puisqu'il en est originaire. Les personnages subissent la morosité de ce cadre, sauf Jeanne.
Le cadre spatio-temporel est tracé avec réalisme. Le port de Rouen est évoqué par "le long boulevard du mont Riboudet" et les mâts des bateaux. La campagne apparaît à deux reprises avec "les prairies" et "les campagnes monotones" Mais la Normandie est placée sous le signe de la pluie qui est omniprésente dans le texte.
La "bourrasque" indique la présence d'un vent violent, qui accentue la force de l'averse : elle " battait les vitres, inondait la chaussée ", elle est " acharnée ", les campagnes sont " trempées. Comme l'action se déroule au mois de mai, le temps est donc orageux mais chaud, comme le dévoilent le " ruissellement tiède " et la " buée d'eau bouillante ".
Tout le cadre baigne dans l'humidité : le " brouillard d'eau " unit l'air et le liquide. Par eux, la pluie trouble la vision, et les couleurs manquent dans ce paysage. Au contraire, la vue est gênée si bien que tout se mêle, la terre devient " boue " par son mélange avec l'eau, et même les animaux n'exhalent plus un souffle chaud, mais une " buée d'eau bouillante ". Même le saule a l'air " noyé ".
Étrangement, l'une des seules clartés du passage vient de " soleils de boue ", donc de la terre et non du ciel. Lauteur suggère ainsi les éclats provoqués par le soulèvement brutal des flaques bourbeuses. La lumière ne vient donc pas de ce ciel " ruisselant ", mais de la terre. Il semble bien que lhumidité domine le soleil puisque cest de leau que jaillit la clarté. L'autre lumière vient des " croupes luisantes " des chevaux trempés.
Dautres sensations sont liées à la pluie. Louïe est sollicitée par le gémissement de la bourrasque, le battement de l'eau contre les vitres, le clapotement des fers dans les flaques. Une allitération en [t] rend le tintement de l'eau sur le verre : " La bourrasque gémissante battait les vitres. "
La monotonie du paysage et celle de l'ondée assombrissent le tableau au point qu'il donne une impression de mélancolie profonde. Le champ lexical de la tristesse domine :" gravement ", " tristesse ", " tristement ", " gémissante ", " morne ", " désolation ". Une comparaison accentue cet effet : les mâts se dressent " comme des arbres dépouillés ". La mort est présente à propos du saule, qui semble " noyé, les branches tombantes avec un abandonnement de cadavre ". Certes il s'agit ici d'un arbre pleureur, mais l'image suggérée s'accorde bien à la tonalité funèbre du paysage.
Le paysage a une influence sur les personnages qui réagissent de manière différente.
Le silence : la monotonie de l'extérieur, la longueur du trajet et le balancement de la berline provoquent l'assoupissement de la mère, la songerie du père et de Rosalie. Cette songerie n'est pas le signe d'une intense activité intellectuelle ou d'émotions : la servante rumine ses pensées comme un animal; le père semble seulement regarder par la vitre avec " un oeil morne ".
Le cocher s'enfonce dans ses habits pour se protéger de la pluie, au point qu'il disparaît ; la mère se penche en arrière et ferme les yeux: ces deux personnages s'extraient du monde. Les autres restent immobiles.
Le silence domine : aucune conversation, aucune effusion dans la berline, malgré les retrouvailles puisque Jeanne vient de quitter le couvent. Seuls la voiture et les chevaux sagitent.
L'influence du paysage s'exerce sur les humains au point que " les esprits eux- mêmes semblaient mouillés ". En fait, le vocabulaire employé pour le paysage est repris pour les héros : l'abandon physique de la mère rappelle celui du saule, l'oeil du baron est morne comme le paysage. Inversement, la bourrasque est personnifiée, puisqu'elle est " gémissante ". Une tristesse identique frappe donc la nature et les créatures.
Pourtant, la jeune fille reste heureuse. La conjonction de coordination " mais " marque l'opposition de sa réaction avec celle de sa famille.
Une longue phrase, l'avant-dernière du texte, énumère les joies et les désirs que lui procure ce voyage et le retour vers les Peuples. Loin de se sentir agressée par la pluie, elle se réjouit d'être au sec dans la berline : l'idée apparaît deux fois, avec " abritait " et " à l'abri ". Au lieu de subir la contagion de la mélancolie, elle tire des sensations agréables des moindres détails ou en imagine d'autres : elle veut tendre sa main pour recevoir l'eau ; elle aime le mouvement de la berline, le paysage. Le vocabulaire des sensations (" boire ", " voir ", " être emportée ", " se sentait ", " se sentir ") accompagne l'expression du désir et des plaisirs : " sa joie ", " elle avait envie ", " elle jouissait ".
Alors que les autres s'enfoncent dans le silence, elle a envie de chanter pour exprimer son bien- être.
La jeune fille sort d'un couvent, où elle était enfermée. Ce voyage lui donne un avant-goût de la liberté et des plaisirs qu'elle se promet. La nature, le mouvement lui sont rendus. Sa jeunesse peut aussi expliquer cet enthousiasme : les moindres sensations sont encore nouvelles pour elle; sa sensualité s'éveille aussi. Une comparaison empruntée à la nature exprime ses sentiments : alors que la pluie répand la tristesse et la mort sur le paysage ou les êtres, Jeanne est une " plante " jusqu'alors maintenue loin de l'air, et que l'eau tiède régénère. À la mort qui envahissait tout le texte s'oppose le verbe " revivre ". Pour la jeune fille, la mort était de rester au couvent.
Maupassant peint dans ce texte un tableau noir et blanc qui représente aussi avec réalisme une traversée des campagnes normandes sous un orage printanier. Mais il sait aussi suggérer les émotions des personnages, et particulièrement de son héroïne, qui tranche sur le reste du monde par son bonheur presque enfantin. Malheureusement, ce début de roman peut présager la suite : peu à peu, Jeanne sera envahie par la tristesse du monde, et perdra son enthousiasme initial.