Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d'excuse et de beauté que cette maladie humaine peut en recevoir ; elle n'a autre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette liberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu'ils n'ont que faire d'agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu'autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu pour eux, ils s'entr'appellent généralement, ceux de même âge, frères ; enfants, ceux qui sont au-dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun cette possession de biens indivis, sans autre titre que celui tout pur que nature donne à ses créatures, les produisant au monde. Si leurs voisins passent les montagnes pour les venir assaillir, et qu'ils emportent la victoire sur eux, l'acquêt du victorieux, c'est la gloire, et l'avantage d'être demeuré maître en valeur et en vertu ; car autrement ils n'ont que faire des biens des vaincus, et s'en retournent à leur pays, où ils n'ont faute d'aucune chose nécessaire, ni faute encore de cette grande partie, de savoir heureusement jouir de leur condition et s'en contenter. Autant en font ceux-ci à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers autre rançon que la confession et reconnaissance d'être vaincus ; mais il ne s'en trouve pas un, en tout un siècle, qui n'aime mieux la mort que de relâcher, ni par contenance, ni de parole un seul point d'une grandeur de courage invincible ; il ne s'en voit aucun qui n'aime mieux être tué et mangé, que de requérir seulement de ne l'être pas.
Rares sont les auteurs qui, dans la première moitié du XVIème siècle, prennent conscience des découvertes géographiques et qui parviennent à en tirer des conclusions morales et philosophiques. Le plus souvent, ces explorations n'entraînent pas un éveil de la réflexion mais sont l'occasion de replonger dans le merveilleux chrétien et de réactiver de vieux discours mythiques. Montaigne s'élève avec vigueur contre la colonisation qui se met en place de l'autre côté de l'Océan. On voit la force de sa protestation dans ce passage tiré du livre I, chapitre XXXI intitulé " Des Cannibales ", où il se livre à un renversement total de notre représentation du sauvage sanguinaire. On étudiera dans une première partie comment ce sauvage participe du mythe de l'âge d'or ; puis comment il humanise la guerre et la rend, dans la mesure du possible, vertueuse. Enfin, selon quels procédés du discours (ethnologique) de Montaigne s'opère ce renversement ironique de l'image du cannibale en bon sauvage.
De la barbarie à lâge d'or
L'ordre naturel
La description que donne Montaigne de la société des " cannibales " semble se référer à l'âge d'or, à celle époque où l'homme vivait en harmonie avec la nature, où celle-ci lui procurait tout ce dont il avait besoin et qui est l'équivalent du paradis biblique avant la Chute : " car ils jouissent encore de cette liberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires ". On voit ici comment le verbe " jouir " (même emploi : " heureusement jouir de leur condition et s'en contenter ") suppose un plaisir de vivre et implique une idée de bonheur ; comment la Nature est discrètement personnifiée dans la mesure où elle est perçue comme un actant, sujet du verbe " fournir " ; comment est soulignée l'insistance à travers le parallélisme de la formule " sans travail et sans peine " qui est un écho à la condamnation biblique qui pèsera sur Adam et Ève (travailler à la sueur de son front, enfanter dans la douleur). Enfin le caractère global de l'expression " de toutes choses nécessaires "malgré son indétermination, ou peut-être à cause d'elle, suppose, d'une part, des goûts en conformité avec la nature et, d'autre part, une générosité de la part de la mère Nature.
L'ordre de la mesure
Celle idée d'une conformité de l'homme avec la Nature est importante et Montaigne s'attache à la préciser : " ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer quautant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu pour eux ". Par le biais de l'adverbe de temps " " encore ", il est suggéré, que, en ce qui nous concerne, nous avons dépassé cet " heureux point "i, cet âge d'or de l'harmonie naturelle. Ces hommes sont en outre totalement régis par la Nature, ce que marque avec force le verbe " ordonner ". La mesure naturelle est la seule loi à laquelle ils sont soumis : cette loi qu'ils suivent, relève des besoins (" nécessités ") et non pas du désir capricieux d'un tel ou même de la volonté générale. A aucun moment ils ne sortent du cercle de la Nature, ce que le texte souligne par une notion spatiale : " ce qui est au-delà ", et quexprime aussi le motif de la montagne.
Un idéal social
Il est présent à travers limage de la famille ; tous les cannibales sont attachés par un sentiment familial : " Ils sentrappellent généralement, ceux de même âge, frères ; enfants, ceux qui sont au-dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres ". On remarque ici quil ny a pas de principe de hiérarchie autre que celle de lâge, laquelle est une hiérarchie naturelle. Le fait quils " sentrappellent " montre la valeur réciproque, pleinement acceptée par chaque individu ; trois âges donc, intégrés dans la même phrase et formant à travers trois propositions solidaires une même unité phrastique, symbole de lunité familiale. La segmentation de la première proposition, en creusant un écart au sein du discours indirect, donne presque à entendre la voix de ceux qui sappellent " frères ". Le terme " enfants " se trouve juxtaposé : on peut toujours supposer quil est émis par cette voix affective. Les deux catégories sont enfin rassemblées (rendues encore plus proches donc) et dominées par les " vieillards " qui " sont pères à tous les autres ". Par là, on comprend que ce sont eux qui, grâce à leur expérience (" vieillards "), sont écoutés comme lest un père par ses enfants. Cest donc laspect communautaire qui apparaît comme essentiel et la notion dhéritage, si importante dans la société occidentale, nest pas réglée par des actes notariés ni par des droits particuliers, mais directement et par un droit naturel où cest la communauté elle-même, dans sa dimension générale, qui hérite : " Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun cette possession de biens par indivis ".
La guerre vertueuse
La guerre désintéressée
Il est clair que Montaigne propose une sorte de plaidoyer en faveur des cannibales puisque, loin de les considérer avec horreur du fait quils mangent leurs ennemis, il les admire de suivre de si près lordre de la nature. A ce premier renversement, il en opère un second : " Leur guerre est toute noble et généreuse " ; en somme leur guerre est moins barbare que la nôtre. Cette idée apparaît dailleurs en tête du passage puisque " nous les surpassons en toute sorte de barbarie ". Cest que leur guerre est dénuée de mobile autre que ceux de la guerre : ils ne se servent pas de la guerre comme moyen, par exemple pour étendre leur territoire comme cest précisément le cas le plus souvent en Occident - et cest ce type de guerre intéressée que nous avons exporté chez eux (" ils nont que faire des biens des vaincus ". Pour les cannibales la guerre est une fin où ils font preuve de leur valeur au combat : " elle na dautre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu ", cest-à-dire le désir de se montrer courageux puisque le terme de " vertu " est ici à prendre au sens latin : vigueur physique, force, courage. cest dans ce sens quon peut parler dune esthétique de la guerre (" beauté ").
Léthique de la guerre
Aussi la guerre se borne-t-elle à départager un vainqueur et un vaincu : " lacquêt du victorieux, cest la gloire, et lavantage dêtre demeuré maître en valeur et en vertu ". La phrase segmentée et le présentatif soulignent lidéal aristocratique qui vise la gloire, qui désigne létat prestigieux de celui qui a passé lépreuve des armes et du combat et qui est resté lui-même. Le verbe détat à linfinitif passé (daspect accompli donc) : " être demeuré maître " insiste sur cette permanence de celui qui a pu se montrer tel quil est et tel que lépreuve (où il engage pourtant sa vie) na pu le changer. ce sont donc les thèmes de la constance et de lidentification à soi-même qui sont valorisés.
La reconnaissance
Mais on peut dire que le combat lui-même nest rien et que le guerrier victorieux ne lest que dans la mesure où le vaincu la reconnu tel. Or cette reconnaissance nest généralement pas obtenue. En effet, le guerrier vaincu refuse de reconnaître son vainqueur si bien que cest le combat lui-même qui est neutralisé : " mais il ne sen trouve pas un, en tout un siècle, qui naime mieux la mort que de relâcher, ni par contenance, ni de parole un seul point dune grandeur de courage invincible ". Le dernier terme le dit bien, ces guerriers, même vaincus, sont invincibles, cest-à-dire quils sont fidèles à eux-mêmes et à leur courage et quils refusent de reconnaître quils sont vaincus. Lensemble des procédés dintensification (" pas une ", " tout un siècle ", " un seul point " ) montre ladmiration quéprouve Montaigne à leur endroit.
Le discours ethnologique
Un texte informatif
Montaigne semble tenir ses informations de bonne source, issues vraisemblablement de témoignages et de la lecture de relations de voyage. Lexpression " en tout un siècle " semble suggérer, de sa part, une curiosité véritablement informée. En outre, à aucun moment il német de doute et son discours possède les caractéristiques du constat : le recours au présent gnomique fait que les cannibales sont présents sous nos yeux tandis que les phrases déclaratives sont porteuses dinformations objectives, de type ethnologique avant la lettre.
Un texte argumentatif
Toutefois si lon voit dans ce passage un plaidoyer pour les cannibales on doit être sensible à la volonté de lauteur de renverser un préjugé : si ces sauvages sont des barbares, nous-mêmes " les surpassons en toute sorte de barbarie ". Et précisément dans lordre de la guerre, où sexprime admirablement notre barbarie, ils ont une conception qui semble humaniser le combat dans la mesure où celui-ci na pas de cause impures, commerciales ou territoriales : " Leur guerre est toute noble et généreuse ". Tout le texte tend à démontrer cet idéal de type aristocratique (la première partie du texte, jusquà " les produisant au monde " montre labsence de mobile autre que la " jalousie de la vertu " dans le combat. La seconde partie voit la valeur au combat persister jusque dans le relus de savouer vaincu et dans la mort). Des articulations logiques (" car ", " mais "...) ainsi que de nombreux parallélismes renforce la physionomie argumentative du passage.
La relativité des cultures
Finalement la seule barbarie dont font preuve les cannibales cest de préférer " être tué et mangé " plutôt que de manifester la peur et demander pitié. En cela ils poussent jusquà la déraison lidéal aristocratique et sont barbares par une exaspération du sentiment de lhonneur.
Conclusion
Considérant les indigènes dAmérique, Montaigne ne les trouve en rien barbares et tente de démontrer quils nous surpassent en bien des points, de sorte que ce sont les Occidentaux qui apparaissent comme des barbares comparés à eux. ces indigènes sont encore proches de la Nature et suivent en tout la loi naturelle qui les fait vivre dans une sorte dâge dor. Lorsquils se font la guerre ce ne sont pas des mauvaises raisons qui les poussent mais un idéal aristocratique ; et lorsquils sont mangés par leurs ennemis cest pour avoir refusé de se soumettre à leur vainqueur, quils nient avec superbe. Il sagit bien là dun texte fondateur du mythe du bon sauvage.
source : cyberpotache