Michel de Montaigne,

Essais,

Livre premier,

chapitre XXXI,

Des cannibales.

 

Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d'excuse et de beauté que cette maladie humaine peut en recevoir ; elle n'a autre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres, car ils jouissent encore de cette liberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires, en telle abondance qu'ils n'ont que faire d'agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu'autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu pour eux, ils s'entr'appellent généralement, ceux de même âge, frères ; enfants, ceux qui sont au-dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun cette possession de biens indivis, sans autre titre que celui tout pur que nature donne à ses créatures, les produisant au monde. Si leurs voisins passent les montagnes pour les venir assaillir, et qu'ils emportent la victoire sur eux, l'acquêt du victorieux, c'est la gloire, et l'avantage d'être demeuré maître en valeur et en vertu ; car autrement ils n'ont que faire des biens des vaincus, et s'en retournent à leur pays, où ils n'ont faute d'aucune chose nécessaire, ni faute encore de cette grande partie, de savoir heureusement jouir de leur condition et s'en contenter. Autant en font ceux-ci à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers autre rançon que la confession et reconnaissance d'être vaincus ; mais il ne s'en trouve pas un, en tout un siècle, qui n'aime mieux la mort que de relâcher, ni par contenance, ni de parole un seul point d'une grandeur de courage invincible ; il ne s'en voit aucun qui n'aime mieux être tué et mangé, que de requérir seulement de ne l'être pas.

Rares sont les auteurs qui, dans la première moitié du XVIème siècle, prennent conscience des découvertes géographiques et qui parviennent à en tirer des conclusions morales et philosophiques. Le plus souvent, ces explorations n'entraînent pas un éveil de la réflexion mais sont l'occasion de replonger dans le merveilleux chrétien et de réactiver de vieux discours mythiques. Montaigne s'élève avec vigueur contre la colonisation qui se met en place de l'autre côté de l'Océan. On voit la force de sa protestation dans ce passage tiré du livre I, chapitre XXXI intitulé "  Des Cannibales ", où il se livre à un renversement total de notre représentation du sauvage sanguinaire. On étudiera dans une première partie comment ce sauvage participe du mythe de l'âge d'or ; puis comment il humanise la guerre et la rend, dans la mesure du possible, vertueuse. Enfin, selon quels procédés du discours (ethnologique) de Montaigne s'opère ce renversement ironique de l'image du cannibale en bon sauvage.

De la barbarie à l’âge d'or

L'ordre naturel

La description que donne Montaigne de la société des " cannibales " semble se référer à l'âge d'or, à celle époque où l'homme vivait en harmonie avec la nature, où celle-ci lui procurait tout ce dont il avait besoin et qui est l'équivalent du paradis biblique avant la Chute : " car ils jouissent encore de cette liberté naturelle qui les fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires ". On voit ici comment le verbe "  jouir " (même emploi : " heureusement jouir de leur condition et s'en contenter ") suppose un plaisir de vivre et implique une idée de bonheur ; comment la Nature est discrètement personnifiée dans la mesure où elle est perçue comme un actant, sujet du verbe " fournir " ; comment est soulignée l'insistance à travers le parallélisme de la formule "  sans travail et sans peine " qui est un écho à la condamnation biblique qui pèsera sur Adam et Ève (travailler à la sueur de son front, enfanter dans la douleur). Enfin le caractère global de l'expression " de toutes choses nécessaires "malgré son indétermination, ou peut-être à cause d'elle, suppose, d'une part, des goûts en conformité avec la nature et, d'autre part, une générosité de la part de la mère Nature.

L'ordre de la mesure

Celle idée d'une conformité de l'homme avec la Nature est importante et Montaigne s'attache à la préciser : " ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent ; tout ce qui est au-delà est superflu pour eux ". Par le biais de l'adverbe de temps " " encore ", il est suggéré, que, en ce qui nous concerne, nous avons dépassé cet " heureux point "i, cet âge d'or de l'harmonie naturelle. Ces hommes sont en outre totalement régis par la Nature, ce que marque avec force le verbe " ordonner ". La mesure naturelle est la seule loi à laquelle ils sont soumis : cette loi qu'ils suivent, relève des besoins (" nécessités ") et non pas du désir capricieux d'un tel ou même de la volonté générale. A aucun moment ils ne sortent du cercle de la Nature, ce que le texte souligne par une notion spatiale : " ce qui est au-delà ", et qu’exprime aussi le motif de la montagne.

Un idéal social

Il est présent à travers l’image de la famille ; tous les cannibales sont attachés par un sentiment familial : " Ils s’entr’appellent généralement, ceux de même âge, frères ; enfants, ceux qui sont au-dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres ". On remarque ici qu’il n’y a pas de principe de hiérarchie autre que celle de l’âge, laquelle est une hiérarchie naturelle. Le fait qu’ils " s’entr’appellent " montre la valeur réciproque, pleinement acceptée par chaque individu ; trois âges donc, intégrés dans la même phrase et formant à travers trois propositions solidaires une même unité phrastique, symbole de l’unité familiale. La segmentation de la première proposition, en creusant un écart au sein du discours indirect, donne presque à entendre la voix de ceux qui s’appellent " frères ". Le terme " enfants " se trouve juxtaposé : on peut toujours supposer qu’il est émis par cette voix affective. Les deux catégories sont enfin rassemblées (rendues encore plus proches donc) et dominées par les " vieillards " qui " sont pères à tous les autres ". Par là, on comprend que ce sont eux qui, grâce à leur expérience (" vieillards "), sont écoutés comme l’est un père par ses enfants. C’est donc l’aspect communautaire qui apparaît comme essentiel et la notion d’héritage, si importante dans la société occidentale, n’est pas réglée par des actes notariés ni par des droits particuliers, mais directement et par un droit naturel où c’est la communauté elle-même, dans sa dimension générale, qui hérite : " Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun cette possession de biens par indivis ".

La guerre vertueuse

La guerre désintéressée

Il est clair que Montaigne propose une sorte de plaidoyer en faveur des cannibales puisque, loin de les considérer avec horreur du fait qu’ils mangent leurs ennemis, il les admire de suivre de si près l’ordre de la nature. A ce premier renversement, il en opère un second : " Leur guerre est toute noble et généreuse " ; en somme leur guerre est moins barbare que la nôtre. Cette idée apparaît d’ailleurs en tête du passage puisque " nous les surpassons en toute sorte de barbarie ". C’est que leur guerre est dénuée de mobile autre que ceux de la guerre : ils ne se servent pas de la guerre comme moyen, par exemple pour étendre leur territoire comme c’est précisément le cas le plus souvent en Occident - et c’est ce type de guerre intéressée que nous avons exporté chez eux ("  ils n’ont que faire des biens des vaincus ". Pour les cannibales la guerre est une fin où ils font preuve de leur valeur au combat : " elle n’a d’autre fondement parmi eux que la seule jalousie de la vertu ", c’est-à-dire le désir de se montrer courageux puisque le terme de " vertu " est ici à prendre au sens latin : vigueur physique, force, courage. c’est dans ce sens qu’on peut parler d’une esthétique de la guerre ("  beauté ").

L’éthique de la guerre

Aussi la guerre se borne-t-elle à départager un vainqueur et un vaincu : " l’acquêt du victorieux, c’est la gloire, et l’avantage d’être demeuré maître en valeur et en vertu ". La phrase segmentée et le présentatif soulignent l’idéal aristocratique qui vise la gloire, qui désigne l’état prestigieux de celui qui a passé l’épreuve des armes et du combat et qui est resté lui-même. Le verbe d’état à l’infinitif passé (d’aspect accompli donc) : " être demeuré maître " insiste sur cette permanence de celui qui a pu se montrer tel qu’il est et tel que l’épreuve (où il engage pourtant sa vie) n’a pu le changer. ce sont donc les thèmes de la constance et de l’identification à soi-même qui sont valorisés.

La reconnaissance

Mais on peut dire que le combat lui-même n’est rien et que le guerrier victorieux ne l’est que dans la mesure où le vaincu l’a reconnu tel. Or cette reconnaissance n’est généralement pas obtenue. En effet, le guerrier vaincu refuse de reconnaître son vainqueur si bien que c’est le combat lui-même qui est neutralisé : " mais il ne s’en trouve pas un, en tout un siècle, qui n’aime mieux la mort que de relâcher, ni par contenance, ni de parole un seul point d’une grandeur de courage invincible ". Le dernier terme le dit bien, ces guerriers, même vaincus, sont invincibles, c’est-à-dire qu’ils sont fidèles à eux-mêmes et à leur courage et qu’ils refusent de reconnaître qu’ils sont vaincus. L’ensemble des procédés d’intensification (" pas une ", " tout un siècle ", " un seul point " ) montre l’admiration qu’éprouve Montaigne à leur endroit.

Le discours ethnologique

Un texte informatif

Montaigne semble tenir ses informations de bonne source, issues vraisemblablement de témoignages et de la lecture de relations de voyage. L’expression " en tout un siècle " semble suggérer, de sa part, une curiosité véritablement informée. En outre, à aucun moment il n’émet de doute et son discours possède les caractéristiques du constat : le recours au présent gnomique fait que les cannibales sont présents sous nos yeux tandis que les phrases déclaratives sont porteuses d’informations objectives, de type ethnologique avant la lettre.

Un texte argumentatif

Toutefois si l’on voit dans ce passage un plaidoyer pour les cannibales on doit être sensible à la volonté de l’auteur de renverser un préjugé : si ces sauvages sont des barbares, nous-mêmes " les surpassons en toute sorte de barbarie ". Et précisément dans l’ordre de la guerre, où s’exprime admirablement notre barbarie, ils ont une conception qui semble humaniser le combat dans la mesure où celui-ci n’a pas de cause impures, commerciales ou territoriales : " Leur guerre est toute noble et généreuse ". Tout le texte tend à démontrer cet idéal de type aristocratique (la première partie du texte, jusqu’à " les produisant au monde " montre l’absence de mobile autre que la " jalousie de la vertu " dans le combat. La seconde partie voit la valeur au combat persister jusque dans le relus de s’avouer vaincu et dans la mort). Des articulations logiques (" car ", " mais "...) ainsi que de nombreux parallélismes renforce la physionomie argumentative du passage.

La relativité des cultures

Finalement la seule barbarie dont font preuve les cannibales c’est de préférer " être tué et mangé " plutôt que de manifester la peur et demander pitié. En cela ils poussent jusqu’à la déraison l’idéal aristocratique et sont barbares par une exaspération du sentiment de l’honneur.

 

Conclusion

Considérant les indigènes d’Amérique, Montaigne ne les trouve en rien barbares et tente de démontrer qu’ils nous surpassent en bien des points, de sorte que ce sont les Occidentaux qui apparaissent comme des barbares comparés à eux. ces indigènes sont encore proches de la Nature et suivent en tout la loi naturelle qui les fait vivre dans une sorte d’âge d’or. Lorsqu’ils se font la guerre ce ne sont pas des mauvaises raisons qui les poussent mais un idéal aristocratique ; et lorsqu’ils sont mangés par leurs ennemis c’est pour avoir refusé de se soumettre à leur vainqueur, qu’ils nient avec superbe. Il s’agit bien là d’un texte fondateur du mythe du bon sauvage.

source : cyberpotache