Jean RACINE
Bérénice (Acte I, scène 5) 1670)
" Bérénice, reine de Palestine, amoureuse de Titus et aimée de lui, pense que celui-ci, devenu empereur à la mort de son père, va l'épouser. Sa confidente Phénice ayant exprimé quelques réserves sur la réalisation de ce mariage (" Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine "), Bérénice l'interrompt : Rome obéira à Titus tout-puissant. Le spectacle de son couronnement qui vient d'avoir lieu la confirme dans son illusion : "
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur,
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;
Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire !
Tous ces yeux qu'on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards ;
Ce port majestueux, cette douce présence.
Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance
Tous les curs en secret l'assuraient de leur foi !
Parle : peut-on le voir sans penser, comme moi,
Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître,
Le monde en le voyant eût reconnu son maître ?
Vous ferez de ce texte un commentaire composé. Vous pourriez, par exemple, en étudiant les procédés de style (choix et place des mots, rythme, musique du vers, entre autres), montrer comment Racine nous fait sentir l'amour de son héroïne à travers son éblouissement devant les fastes du couronnement.
Mais ces indications ne sont pas contraignantes, et vous avez toute latitude pour organiser votre exercice à votre gré. Vous vous abstiendrez seulement de présenter une étude linéaire ou séparant le fond de la forme.
PLAN ADOPTÉ DANS LE COMMENTAIRE
I. Un couronnement somptueux
Un spectacle à contempler |
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La pompe de Rome |
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Titus |
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II. De l'éblouissement à l'aveuglement |
Un récit subjectif |
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La rêverie amoureuse |
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L'aveuglement trompeur |
Bérénice est la quatrième tragédie de Racine et illustre le pari de l'auteur de " faire quelque chose de rien " (Préface de Bérénice). L'argument est simple en effet : le renvoi de Bérénice par Titus; Racine se sert de la formule de Sénèque qui résumait ainsi l'histoire : " Invitus invitam dimisit" (Malgré lui, malgré elle, il la renvoya). Historiquement, Vespasien, empereur depuis 69, est mort le 24 juin 79. La tragédie de J. Racine se déroule huit jours après. L'apothéose est une cérémonie de funérailles qui déifie les empereurs. Vespasien à l'agonie aurait d'ailleurs dit en riant : " Je sens que je suis en train de devenir dieu. " Bérénice est donc la plus dépouillée des tragédies de J. Racine : un petit nombre de personnages évolue dans une antichambre et l'intrigue se résume aux hésitations de Titus à renvoyer la reine Bérénice qu'il aime pourtant. Dès le premier acte, la tragédie est accomplie : Bérénice sent que Titus, depuis la mort de Vespasien, est moins attentionné. Elle tente de se rassurer en évoquant la cérémonie qui a nommé le nouvel empereur. Elle la cite à Antiochus dans la scène 4 puis la fait revivre par son récit devant Phénice dans la scène 5. Nous avons ici le moment central du récit de ce spectacle grandiose. Mais le discours de Bérénice, loin d'être objectif, témoigne au contraire de son aveuglement sur la situation.
Le texte est le rappel d'un spectacle qui s'est déroulé la nuit précédente. Bérénice nous présente, à l'imparfait de narration, les éléments de la scène comme un tableau à admirer. Ce récit se veut objectif : Bérénice en appelle au souvenir visuel de sa confidente qui la seconde comme témoin. La question " as-tu vu " (v. l) est développée par le vers suivant : " Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins " (v. 2). Les éléments du tableau sont simples : une foule, le bûcher funéraire de Vespasien (v. 3), le nouvel empereur. Le verbe " voir " est employé 4 fois, dont les trois dernières à la césure : " as-tu vu " (v. l), " on voyait " (v. 9), " peut-on le voir " (v. 14) et " en le voyant " (1. 16). Le texte est encadré par cette dimension de la vue et l'ensemble est un jeu de regards. Bérénice et Phénice ont contemplé la foule ; d'autre part, un échange bien plus important se fait de la foule vers Titus : " Tous ces yeux qu'on voyait venir de toutes parts / Confondre sur lui seul leurs avides regards " (v. 9-10). La mention du regard sature ce groupe de deux vers, et les spectateurs sont eux-mêmes regardés, ce qui enferme Titus dans un réseau visuel. Tout se déroule pourtant la nuit (v. l et 3). Mais cette évocation nocturne est construite, paradoxalement, sur des images solaires. Le premier vers, par l'inversion du complément de nom placé en tête, rejette le mot clef à la fin : " De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur? " Aux extrêmes du vers se trouvent ainsi deux mots qui semblent s'exclure. Deux vers plus bas, la nuit est illuminée par le feu qui apparaît en début et en fin de vers : " Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée " (v. 3). Au feu s'ajoute la lumière de l'or (v. 7). Le substantif " éclat " (v. 6) est pris dans son acception figurée et concrète.
La lumière éclaire un tableau du faste de la Rome impériale. La pompe apparaît d'abord dans les emblèmes de sa puissance : " ces aigles, ces faisceaux " (v. 4). Viennent ensuite les forces vivantes : " ce peuple, cette armée " (v. 4) ; puis les institutions : " Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat " (v. 5) dont le dernier terme est le point culminant de l'énumération, puisqu'il représente la Loi. La répétition des adjectifs, pronoms ou adverbes de la totalité, grandit la scène : " tous ces yeux... de toutes parts " (v. 9) regardent " tous " (v. 6) Titus ; Phénice devrait avoir les " yeux tout pleins " (v. 2). Le récit subit même un élargissement aux dimensions de l'univers : de " ce peuple " (v. 4) et " cette foule " (v. 5), Bérénice passe au " monde " (v. 16). Ce grandissement épique est souligné par le rythme et les sonorités qu'impose l'accumulation des démonstratifs. Ainsi 16 adjectifs démonstratifs mettent sous nos yeux ce spectacle exceptionnel (du vers 3 au vers 11). Le rythme des vers 3 à 5 suit le schéma suivant : 3.3.6. / 3.3.3.3. / 6.3.3. qui joue sur des symétries propres à susciter l'idée d'un ordre grandiose.
Après la description de la somptuosité de la fête romaine, Bérénice se rapproche de Titus qui est le centre de la scène. Là encore nous avons une énumération, celle des insignes du pouvoir : " Cette pourpre, cet or... / Et ces lauriers encor " (v. 7-8). L'adverbe " encor " a un effet musical parce qu'il forme avec " or " du vers précédent une rime. Au-dessus des insignes matériels rayonne la " gloire " (v. 7) de Titus acquise au prix de guerres (" témoins de sa victoire ", v. 8). Mais le héros fascine moins par sa puissance militaire que par la grâce qui émane de lui, qui l'auréole. Ainsi, l'image lumineuse qui parcourt le texte renvoie à celle de Louis XIV, dit " Roi-Soleil " et représente ainsi un hommage discret au jeune souverain.
Malheureusement, le récit de Bérénice n'est pas objectif. L'impératif adressé à Phénice (" Parle ", v. 14) qui doit confirmer la véracité du témoignage n'a aucune fonction dramaturgique : Phénice restera muette jusqu'à la fin de la scène. Les deux adresses à Phénice sont donc purement formelles. Il s'agit de questions dont Bérénice n'attend pas la réponse. " De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur? " (v. l) interdit de remettre en cause le faste du couronnement. De la même façon, la question " Peut-on le voir sans penser, comme moi... " (v. 14) appelle une réponse négative. L'enthousiasme du personnage s'exprime dans les exclamations (v. 8, 12 et 13). À ce moment du texte, d'ailleurs, des pauses syntaxiques après la première syllabe de l'alexandrin, marquent l'exaltation de Bérénice en bousculant l'équilibre de l'hémistiche : " Ciel ! / avec quel respect... " (v. 12) ; " Parle : / peut-on le voir " (v. 14). La reine se laisse même aller à pénétrer les pensées des assistants au lieu de décrire objectivement le spectacle : "Tous les curs en secret l'assuraient de leur foi ! " (v. 13).
Bérénice semble avoir besoin de revivre cette nuit pour se repaître de l'image de Titus qu'elle n'arrive pas à rencontrer réellement. Au moment où le spectacle a le plus de grandeur, elle ramène tout à " mon amant " (v. 6). Le possessif singulier s'oppose au pluriel de " tous " ; c'est ici qu'elle passe du réel à la rêverie. Le chiasme du vers 11 est significatif : " port majestueux/ douce présence ". Le premier adjectif désigne Titus empereur, le second renvoie aux sentiments de Bérénice; l'antéposition de " douce " renforce son caractère affectif. Bérénice imagine même, par l'usage des subjonctifs plus-que-parfait des derniers vers, que le charme seul de Titus, une qualité affective donc et non plus militaire, l'aurait fait admettre comme empereur : " ... en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître / Le monde en le voyant eût reconnu son maître " (v. 15-16). L'on est passé de la nuit réelle des premiers vers à une " obscurité " sociale imaginaire. Ce glissement est symbolique d'un trait de caractère de Bérénice qui est femme amoureuse avant d'être reine, à la différence du personnage de P. Corneille dans Tite et Bérénice (qui fut une pièce concurrente de celle de J. Racine). Les sentiments pour Titus qu'elle prête à l'assistance relèvent du même décalage : le " respect ", la " complaisance " (v. 12) et la " foi " (v. 13) sont en réalité l'admiration de Bérénice pour Titus (" respect "), son souci de lui plaire (" complaisance ") et la fidélité de sa passion (" foi ").
Or Bérénice a été trompée par ses yeux. Ce qu'elle a vu, c'est ce qu'elle a désiré voir. Mais elle n'a pas compris ce qui se passait réellement. C'est le propre des personnages raciniens que de se leurrer ainsi. Dans un de ses Cantiques spirituels, Racine constate : " Ainsi l'homme ici-bas n'a que des clartés sombres. "
Les démonstratifs du texte se chargent alors d'un sens supplémentaire : ils sont le signe de l'éloignement, non plus imposé par le faste, mais que dicte l'amour. La passion a brouillé la vue de Bérénice trompée en outre par la nuit. Car ce qui s'est déroulé là, c'est le triomphe de Rome sur Bérénice. Le cercle des regards tracé par la foule et Titus exclut la reine de Judée. Titus, en acceptant d'être couronné empereur, fait allégeance au peuple romain qui " hait tous les rois ". Le bûcher est donc celui sur lequel il immole son amour pour Bérénice et les flambeaux célèbrent ses noces avec Rome. Enfin, la rime " sénat/éclat " (v. 5-6) associe les deux personnages au nom de la gloire (Titus) et de la loi (Sénat romain) aux dépens de l'amour.
Ainsi, ce texte procède par glissements : du présent du discours au passé du spectacle, du réel vers l'imaginaire. La passion de Bérénice pour Titus l'éblouit et tous les éléments lumineux du texte, au lieu d'éclairer le personnage, l'aveuglent. Le conflit entre l'amour et le pouvoir se révélera insoluble : Titus devra laisser partir Bérénice et la pièce se clôt sur un " Hélas !" qui laisse le champ ouvert au désespoir sans fin des personnages.