ÉMILE ZOLA


L'ASSOMMOIR (1877)



La blanchisseuse Gervaise, après un premier échec sentimental, s'est mise en ménage avec l'ouvrier zingueur Coupeau qui, à la suite d'une chute, a sombré dans l'alcoolisme. Un de ses voisins, l'ouvrier Goujet dit Gueule d'or, dont elle est secrètement amoureuse, a pris en apprentissage, dans sa forge, son fils Etienne. Sous prétexte de rendre visite à son fils, Gervaise s'est rendue à la forge où sa présence a provoqué un duel professionnel entre Goujet et son compagnon Bec-Salé. Bec-Salé a achevé sa prestation : à l'aide du marteau Dédèle, il a modelé son boulon. C'est au tour de Gouget armé de Fifine.

C'était le tour de la Gueule-d’Or. Avant de commencer, il jeta à la blanchisseuse un regard plein d'une tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lança le marteau de haut, à grandes volées régulières. Il avait le jeu classique, correct, balancé et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue, les guibolles emportées par-dessus les jupes; elle s'envolait, retombait en cadence, comme une dame noble, l'air sérieux, conduisant quelque menuet ancien. Les talons de Fifine tapaient la mesure, gravement; et ils s'enfonçaient dans le fer rouge, sur la tête du boulon; avec une science réfléchie, d'abord écrasant le métal au milieu, puis le modelant par une série de coups d'une précision rythmée. Bien sûr, ce n'était pas de l'eau-de-vie que la Gueule-d'Or avait dans les veines, c'était du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui réglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-là ! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants, s'allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d'or, une vraie figure d'or, sans mentir. Avec ça, un cou pareil à une colonne, blanc comme un cou d'enfant; une poitrine vaste, large à y coucher une femme en travers ; des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d'un géant, dans un musée. Quand il prenait son élan; on voyait ses muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau; ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient, il faisait de la clarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un Bon Dieu. Vingt fois déjà, il avait abattu Fifine, les yeux sur le fer, respirant à chaque coup, ayant seulement à ses tempes deux grosses gouttes de sueur qui coulaient. Il comptait : vingt et un, vingt-deux, vingt-trois. Fifine continuait tranquillement ses révérences de grande dame.

 

Le romancier Émile Zola a fait scandale, notamment au moment de la publication de l’Assommoir dont cet extrait est tiré, parce qu’il introduisait dans l'univers du roman le monde ouvrier, son langage, et ses moeurs, que le public lettré n'était pas disposé à juger digne d'offrir un sujet à un artiste. Dans le passage qui nous intéresse, il nous présente un ouvrier au travail : tandis que "La Gueule d’Or" façonne un boulon sous les yeux d'une blanchisseuse qui, par sa présence, a conduit deux hommes à faire assaut d'habileté, nous sommes invités à saisir la grandeur méconnue du travail manuel; cette leçon est renforcée par le regard de la femme qui, amoureuse de "La Gueule d’Or", colore le spectacle de son affectivité ; enfin, la description perd tout caractère réaliste pour atteindre la dimension d'une vision épique.

 

Si ce texte possède, à un certain degré, un caractère documentaire, dans la mesure où il contient des indications sur la technique de la fabrication des boulons - on voit le marteau écraser le métal rougi, et " le modeler par une série de coups" - on a davantage l'impression d'être au spectacle que dans l’atmosphère sordide d'un atelier du XIXe siècle ; l'homme qui travaille devant nous est un véritable artiste qui, stimulé par le défi et désireux de plaire à une femme, exécute, comme à la scène, un morceau de bravoure: c'est plus qu'un athlète, un danseur qui se produit devant nous: " il avait le jeu classique, correct, balancé et souple"; comme tout orfèvre en sa matière, il travaille de façon élégante, coordonnée: " il ne se pressa pas, prit sa distance, lança le marteau à grandes volées régulières" et semble ne fournir presque aucun effort; c'est " avec une science réfléchie ", " une précision rythmée " qu'il modèle son boulon, sans que la puissance de ses gestes lui arrache plus de deux gouttes de sueur.
L’impression d'aisance est telle que son marteau, Fifine, semble se mouvoir de lui-même, comme par magie, et évoque la silhouette d'une danseuse ; mais il ne s'agit pas d'une danseuse vulgaire de "bastringue" agitant ses "guibolles"; au contraire, par opposition à cette évocation un peu "canaille " l'auteur souligne le caractère grave, austère et presque aristocratique de la vision : Fifine est " comme une dame noble, conduisant quelques menuet ancien ".
A travers cette image nous apparaît donc la noblesse et la beauté d'un travailleur manuel en pleine action dont le "sang pur " bat " puissamment jusque dans son marteau ". Mais ce texte s'enrichit d'une donnée supplémentaire car cet homme au travail est contemplé par une femme qui l'admire. A travers son regard, la vision de "Gueule d’Or" nous revient magnifiée.


Éclairée par la flamme de la forge, la tête de l'ouvrier capte l'attention de la jeune femme et le style de Zola reproduit par ses répétitions ou ses commentaires maladroits ou familiers l'expression d'une fascination qui ne trouve pas vraiment ses mots : " une vraie figure d'or, sans mentir", " des épaules et des bras sculptés qui paraissaient copiés sur ceux d'un géant dans un musée ".
A l'admiration s'adjoint un sentiment proche de la vénération car le forgeron prend une couleur mythique, comme s'il figurait sur une image sainte à l'esthétique naïve: " ses cheveux.. sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants s'allumaient, lui éclairaient toute la figure de leurs fils d'or ", " il faisait de la clarté autour de lui"...
Mais c'est aussi un homme de chair et d'os que regarde cette femme à qui le cou du colosse évoque celui d'un enfant, et la rêverie qui s'engendre chez elle se nuance parfois de sensualité : "une poitrine vaste, large, à y coucher une femme en travers ".
Ainsi, l'admiration provoquée par la puissance et l'élégance technique de l'ouvrier bascule peu à peu, du fait du regard de la blanchisseuse, dans le fantastique : à la fin du texte, Zola hausse le ton, et La Gueule d'Or atteint une dimension héroïque.


Lorsque la description s'achève, en effet nous sommes loin d'un atelier, et le géant à "la poitrine vaste" - un tel adjectif déborde la réalité – n’est plus un ouvrier fabriquant un banal boulon. Bien des éléments concourent à l’explosion visionnaire finale : les feux de la forge - endroit chargé de mystère - sont propices, par leur éclat intermittent et leur jeu d'ombres et de lumière à une transfiguration des formes.
L'enthousiasme déclenché par l'exploit contribue lui aussi à favoriser l'hyperbole, ainsi que le sentiment amoureux ressenti par la spectatrice. Dès lors, on quitte le réel pour l’exagération épique: " Quand il prenait son élan, on voyait des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau "... "Ses épaules, sa poitrine, son cou enflaient", son cou est "pareil à une colonne". Pour finir, c'est à proprement parler l'apothéose : "il devenait beau, tout puissant comme un Bon Dieu".


Alors que nous étions simplement en visite dans un atelier de boulonnerie, nous nous trouvons donc insensiblement plongés dans une atmosphère fantastique, en contemplation devant un être dont la remarquable habileté nous a d'abord pénétrés de respect et d'admiration pour le travail ; cette attitude, par le biais de la fascination de la spectatrice et de l'enthousiasme de l'auteur se charge de vénération pour frôler ensuite le frisson du surnaturel. Un tel texte montre à lui seul combien les détracteurs du naturalisme ont eu tort en reprochant notamment à Zola de se complaire dans l'échec, la crasse et le sordide.

Source : cyberpotache