Émile ZOLA.

Nana

 

On vit alors une chose superbe. Price, debout sur les étriers, la cravache haute, fouaillait Nana d'un bras de fer. Ce vieil enfant desséché, cette longue figure, dure et morte, jetait des flammes. Et, dans un élan de furieuse audace, de volonté triomphante, il donnait de son cœur à la pouliche, il la soutenait, il la portait, trempée d'écume, les yeux sanglants. Tout le train passa avec un roulement de foudre, coupant les respirations, balayant l'air ; tandis que le juge, très froid, l'œil à la mire, attendait. Puis, une immense acclamation retentit. D'un effort suprême, Price venait de jeter Nana au poteau, battant Spirit d'une longueur de tête.

Ce fut comme la clameur montant d'une marée. Nana! Nana! Nana! Le cri roulait, grandissait, avec une violence de tempête, emplissant peu à peu l'horizon, des profondeurs du Bois au mont Valérien, des prairies de Longchamp à la plaine de Boulogne. Sur la pelouse, un enthousiasme fou s'était déclaré. Vive Nana! vive la France! à bas l'Angleterre! Les femmes brandissaient leurs ombrelles ; des hommes sautaient, tournaient, en vociférant ; d'autres, avec des rires nerveux, lançaient des chapeaux. Et, de l'autre côté de la piste, l'enceinte du pesage répondait, une agitation remuait les tribunes, sans qu'on vît distinctement autre chose qu'un tremblement de l'air, comme la flamme invisible d'un brasier, au-dessus de ce tas vivant de petites figures détraquées, les bras tordus, avec les points noirs des yeux et de la bouche ouverte. Cela ne cessait plus, s'enflait, recommençait au fond des allées lointaines, parmi le peuple campant sous les arbres, pour s'épandre et s'élargir dans l'émotion de la tribune impériale , où l'impératrice avait applaudi. Nana ! Nana ! Nana ! Le cri montait dans la gloire du soleil, dont la pluie d'or battait le vertige de la foule.

Dans un commentaire composé, que vous organiserez librement, vous pourrez montrer comment la construction, le vocabulaire, les images de ce texte, mettent en évidence l'intensité de la scène.

Ce roman d'Émile Zola a fait scandale en son temps. Se sont multipliées les caricatures "nanaturalistes" et "nanatomiques" raillant les théories littéraires du romancier. Lui-même, dans L'Ébauche du roman, écrit crûment : " Le sujet est celui-ci : toute une société se ruant sur le cul. Une meute derrière une chienne, qui n'est pas en chaleur et qui se moque des chiens qui la suivent. " Paru en 1880, Nana est le neuvième roman de la série des Rougon-Macquart. Zola fait apparaître Nana dans L'Assommoir où, déjà marquée par la sensualité et le vice, elle plaît aux hommes. Elle représente le type classique de la fille perdue : Nana est une actrice enrichie grâce à ses amants fortunés. Au chapitre 11 du roman, Nana, déjà en pleine gloire, assiste à une course hippique pour se montrer plus que pour apprécier la performance sportive de la pouliche qui porte son nom. La scène pourtant est digne d'être contemplée : le mouvement s'imprime d'abord à la course elle-même puis à la foule entière. Mais ce spectacle se charge immédiatement de valeurs symboliques, notamment par le jeu des images proprement épiques.

 

 

Nous assistons ici au Grand Prix de Paris du 8 juin 1879. Le romancier naturaliste qui s'était essayé à ce genre de chronique journalistique en 1876, veille à utiliser le vocabulaire des courses : le jockey de petite taille (" vieil enfant desséché ", pourvu d' "étriers" et d'une "cravache", " jet[te] Nana au poteau, battant Spirit d'une longueur de tête ". Le cadre est bien celui d'un champ de courses : on retrouve " la piste, l'enceinte du pesage " et " les tribunes "

Les noms propres (le " Bois ", " le mont Valérien ", " Longchamp " et " Boulogne ") tracent un périmètre plus vaste à la scène. Puis des lieux indéterminés élargissent encore l'angle de vision : " allées lointaines ", " sous les arbres ".

C'est le regard qui est d'abord sollicité : " On vit alors une chose superbe ". Le verbe, neutre, prend un sens grandiose avec l'adjectif "superbe". La brièveté de la phrase et l'indétermination de " chose " laissent attendre les détails de cette vision. L'indéfini " on " renvoie à tous les participants : spectateurs, narrateur et juge, " l'œil à la mire ". Le couple du jockey et de son cheval aux " yeux   sanglants " est sous le regard attentif de la foule qui elle-même deviendra spectacle de délire dans la seconde partie du texte.

A la profusion des éléments visuels s'ajoutent deux types de notations auditives : une clameur vague, puis des exclamations. La première phrase du texte est parallèle à celle qui ouvre le second paragraphe: " Ce fut comme la clameur montant d'une marée ". Nous y trouvons la même indétermination (" ce ",  " comme une clameur "), le passé simple d'action ponctuelle, et l'attente de détails. Il y a même anticipation du cri sur la victoire : " une immense acclamation retentit " ; la raison de cet enthousiasme (la victoire de Price et Nana) n'est donnée qu'après. Trois termes dénotent ce déferlement auditif : " acclamation ", " clameur " (que l'étymologie rapproche du terme précédent) et enfin " cri " qui est l'expression la plus élémentaire d'une émotion.

Le texte est ponctué par le nom de Nana et l'élan de chauvinisme qui en découle. Nana, la France et l'Angleterre sont associées au centre du second paragraphe. Mais l'acclamation par la foule du nom de Nana encadre ce paragraphe, selon une structure en chiasme : " Ce fut comme la clameur... Nana ! Nana ! Nana ! " " Nana, Nana, Nana... Le cri montait ".

Entre ces deux mentions, s'élabore une série de mouvements effrénés. Le texte suit une chronologie très rapide. À un passé simple (" vit ") succèdent des imparfaits qui donnent l'impression d'un mouvement continu. Le procédé se reproduit dans le second paragraphe, où les imparfaits permettent de transcrire des actions simultanées.

La course est narrée en un rapide fragment de phrase ternaire : " Tout le train passa avec un roulement de foudre, coupant les respirations, balayant l'air ". La seconde partie du passage décrit les réactions fébriles de la foule au moyen d'une accumulation verbale. Zola procède d'abord par redoublement de verbes de mouvement: "roulait, grandissait"; "sautaient, tournaient " ; " s'enflait, recommençait ". Il joue sur la valeur d'action en cours de réalisation des participes présents : " coupant les respirations, balayant l'air " ; " emplissant " ; " vociférant ". En outre, les sonorités proches des verbes se font écho : " s'épandre et s'élargir " ; " répondait [...] remuait " ; la terminaison en " ait " des imparfaits donne à l'ensemble une unité sonore et rythmique que la longueur relative des phrases ne brise pas. Interviennent enfin des balancements : " Les femmes [...] des hommes [...] d'autres " ; " Sur la pelouse [...] de l'autre côté de la piste ".

 

L'intensité de la scène tient surtout à un grandissement qu'apporte une série d'images significatives. La première image, celle de la mer, marque le mouvement. D'emblée, la pouliche est "trempée d'écume ". C'est le signe d'un réseau qui va de la vague au cataclysme : " Le cri roulait, grandissait, avec une violence de tempête " ; la rumeur " s'enfle " à la fin avant de " s'épandre ". Cette métaphore maritime permet d'élargir la scène aux dimensions de " l'horizon " où se rejoignent les " profondeurs du Bois " et les " allées lointaines ". La " pluie d'or " qui inonde cette foule en délire fait le lien avec l'autre métaphore clef : celle de la lumière.

Le soleil éclaire le spectacle, mais il n'est mentionné qu'à la fin du texte, dans sa " gloire " à l'image du triomphe de Nana. Cette ultime phrase est construite en chiasme : " cri... soleil / pluie d'or.. foule " : la foule est ainsi enveloppée dans cette lumière violente et symbolique qui suit un double mouvement ascendant (" montait ") et descendant (" battait ").

Mais au soleil s'ajoute une forme plus violente de lumière : le feu. Il parcourt le texte de ses éclairs : la figure de Price " jetait des flammes " et le délire de la foule est " comme la flamme invisible d'un brasier ". Là encore l'image confine à la catastrophe : les chevaux passent " avec un roulement de foudre " et les " points noirs des yeux " sont peut-être le signe de cette consomption généralisée.

Par le jeu de ces images et de ces métaphores filées, l'espace a pris des dimensions épiques, comme si le monde entier était la proie de cette folie. Le juge seul est " très froid ", substitut du narrateur ou du journaliste.

Le grandissement épique de la scène s'accompagne d'une série de symboles, notamment sur l'association entre la pouliche et la femme qui donne son nom au roman. Zola est explicite à ce sujet : le propriétaire de la pouliche (Vandoeuvres) est l'un des anciens amants de Nana. Lorsqu'elle demande, juste avant le texte : " A combien suis-je ? ", l'on ne peut qu'associer le cheval et la prostituée.

Le jockey sur le cheval mime un amour bestial : il est animé d'un " élan de furieuse audace, de volonté triomphante ". Les images de l'animalité sont récurrentes dans le roman et il ne faut guère s'étonner d'assister ici à un orgasme généralisé. L'" enthousiasme fou " et les " rires nerveux " des hommes marquent leur bestialité : ils ne sont plus que " petites figures détraquées ", " bras tordus " et " bouche ouverte ". L'" agitation [qui] remuait les tribunes " est la répétition de l'exploit de Price dont Zola nous dit ensuite que " cela ne cessait plus, s'enflait, recommençait ". Pour ôter toute ambiguïté quant à l'assimilation du cheval et de la femme, la suite du texte précisera : " L'on ne savait plus si c'était la bête ou la femme qui emplissait les cœurs. "

Ces personnages sans retenue sont comme des marionnettes. Le texte présente, par le biais de ce concours hippique, un tableau de la corruption sociale. Les objets mondains (ombrelles et chapeaux) agités frénétiquement permettent d'exprimer la liberté des sens : " les femmes brandissaient leurs ombrelles " ; les hommes " lançaient des chapeaux ". L'espèce humaine est asservie au sexe : c'est la grande leçon que veut donner Zola.

La dénonciation de la dépravation des mœurs sous le Second Empire était à la mode. Mais, ici, le Pouvoir lui-même cautionne ce déferlement sensuel : " dans l'émotion de la tribune impériale [...] l'impératrice avait applaudi ".

 

 

Ainsi ce passage admet plusieurs niveaux de lecture ce qui fait son extrême richesse. Émile Zola manie en maître les notations à la fois réalistes et symboliques : le naturalisme peut donc être épique. Que dire d'ailleurs du cheval perdant, Spirit, autrement dit " esprit " ? Ce que les hommes ont perdu, c'est justement cela, la raison. Gustave Flaubert avait bien saisi la portée du roman lorsqu'il écrivait : " Nana tourne au mythe sans cesser d'être une femme. "

Source : cyberpotache