ÉMILE ZOLA
LE VENTRE DE PARIS (1873)
Portrait d'une charcutière
Un jeune homme, Florent, échappé du bagne et affamé, vient de contempler la vitrine
d'une riche charcuterie des Halles de Paris ...
Florent sentit un frisson à fleur de peau ; et il aperçut une femme, sur le seuil de la boutique, dans le soleil. Elle mettait un bonheur de plus, une plénitude solide et heureuse, au milieu de toutes ces gaietés grasses. Cétait une belle femme. Elle tenait la largeur de la porte, point trop grosse pourtant, forte de la gorge, dans la maturité de la trentaine. Elle venait de se lever, et déjà ses cheveux, lissés, collés et comme vernis, lui descendaient en petits bandeaux plats sur les tempes. Cela la rendait très propre. Sa chair, paisible, avait cette blancheur transparente, cette peau fine et rosée des personnes qui vivent d'ordinaire dans les graisses et les viandes crues. Elle était sérieuse plutôt, très calme et très lente, s'égayant du regard, les lèvres graves. Son col de linge empesé bridant sur son cou, ses manches blanches qui lui montaient jusqu'aux coudes, son tablier blanc cachant la pointe de ses souliers, ne laissaient voir que des bouts de sa robe de cachemire noire, les épaules rondes, le corsage plein, dont le corset tendait l'étoffe, extrêmement. Dans tout ce blanc, le soleil brûlait. Mais, trempée de claie, les cheveux bleus, la chair rose, le manches et la jupe éclatantes, elle ne clignait pas les paupières, elle prenait en toute tranquillité béate son bain de lumière matinale, les yeux doux, riant aux Halles débordantes. Elle avait un air de grande honnêteté.
Personnage central du Ventre de Paris dÉmile Zola, un jeune homme, Florent, vient de contempler la vitrine d'une charcuterie; ses regards se portent maintenant sur la charcutière Lisa. Debout sur le seuil de son magasin, en plein soleil matinal, la jeune femme se présente donc à nos regards : la plénitude de sa silhouette offerte aux jeux de la lumière, la sérénité de son attitude concourent à constituer un tableau impressionniste qui met en valeur sa beauté; ce portrait cependant est ambigu car un grand nombre de notations en font aussi une terrible caricature, un véritable portrait-charge.
C'est en effet une femme lumineuse qui nous est présentée, dans la
"plénitude de la trentaine ". Le soleil qu'elle regarde en face, sans
cligner les paupières, semble être son élément de prédilection et révèle sa beauté
tant morale que physique: " c'était une belle femme", " elle
avait un air de grande honnêteté ".
Cette femme, en outre, respire le bonheur : " elle mettait un bonheur de
plus", "dans la plénitude heureuse" ; ce bonheur se manifeste par le soin
extrême de sa tenue : " déjà ses cheveux (étaient) lissés, collés et comme
vernis" alors qu'elle vient de se lever; ses vêtements d'une blancheur
irréprochable éclatent dans le soleil (" ses manches et sa jupe
éclatantes ") et, " trempée de clarté ", cette jeune
femme prend " un bain de lumière matinal " dont les effets
bouleversent l'ordonnance classique des couleurs au point que ses cheveux paraissent
" bleus ".
Face à un tel tableau, on ne peut que songer aux peintres impressionnistes comme Monet ou
Manet que fréquenta Émile Zola et dont il s'inspira manifestement pour composa ce
portrait. En effet, outre la recherche portant sur les effets de la lumière, propre aux
impressionnistes, le sujet même du tableau, (une simple charcutière), rapproche cette
description de Zola des tableaux de ses contemporains et amis.
Ce tableau fait frissonner Florent comme en témoignent les assonances et les
allitérations : " Florent sentit un frisson
à fleur de peau ". A cela sajoute lidée que
" flore " est de la même famille que " fleur ".
Lisa peut donc apparaître comme une idole immobile, opulente, et sereine, une Madone des
Halles sur qui ruisselle la pure lumière du matin. Mais s'en tenir à cette appréciation
serait négliger bien des éléments de ce texte qui comporte les marques d'une
indéniable férocité.
Il faut savoir quavant de dresser le portrait de la charcutière, Zola vient de
décrire la charcuterie. Lexpression " elle mettait un bonheur de plus au
milieu de toutes ces gaîtés grasses" associe cruellement la beauté de Lisa à
celle des cervelas, des saucissons et des plats cuisinés dont l'auteur vient de régaler
notre regard ; dans le même ordre d'idée, "elle tenait la largeur de la porte"
suscite davantage une admiration goguenarde qu'une émotion esthétique. Et si nous sommes
conviés à admirer " sa peau fine et rosée" cette qualité est
immédiatement associée au fait que la commerçante " vit d'ordinaire dans les
graisses et les viandes crues".
Peu de poésie se dégage de " ses épaules rondes" et de son corsage
"plein ": il flotte autour de ces expressions un climat de
" gourmandise" qui vient peut-être pour une part du fait que Lisa est
observée par un homme affamé. Une expression réaliste comme " elle était
forte de la gorge " renforce d'ailleurs l'impression qu'il n'y a pas rupture
entre le charme des comestibles exposés dans la vitrine et celui de la charcutière.
Si l'on ajoute l'insistance avec laquelle l'auteur souligne la netteté terrifiante de son
personnage, le portrait se complique encore: " tout cela la rendait très
propre" renvoie davantage à une obsession professionnelle de l'hygiène qu'à une
atmosphère de séduction. Lisa est bridée, sanglée; on discerne sur elle l'effet d'une
manie de la propreté. En soulignant que son "corset tend l'étoffe,
extrêmement ", Zola raffine encore car ladverbe final joue ici
manifestement le rôle dune baleine mettant le tissu à rude épreuve.. De la même
façon, son col de linge empesé " bride" sur son cou.
Chez Lisa, il n'y a donc pas de pli, il n'y a pas de défaut, et il n'y a sans aucun doute
pas de place pour une quelconque passion si ce n'est celle de la respectabilité.
"Très calme, très lente", " sérieuse", bien dans sa peau au
sens " propre", elle exhibe sur le seuil de son magasin " une
chair paisible ", emblème du travail bien fait et de la bonne conscience.
Sûre d'elle-même, contemplant un horizon borné aux problèmes de la subsistance, lisse
et pleine comme une belle marchandise : " elle ajoutait un bonheur de
plus", cette femme incarne un sens presque terrifiant des convenances.
Le portrait de la belle charcutière Lisa est donc particulièrement riche du fait de son
ambiguïté: sous la lumière savante d'un regard de peintre impressionniste nous est
présentée une femme épanouie, lumineuse, lisse, sans défauts ou aspérités où puisse
se blesser le regard; mais elle est aussi un monument de sérieux, et il y a quelque chose
d'inquiétant et de bouffon à la fois dans la présence de cette caricature sans
angoisse, dans ce ballonnement d'auto-satisfaction laquée, dans cette tension de la
charcutière Lisa qu'on devine uniquement occupée par l'unique et simple désir de
persévérer dans son être de charcutière des Halles, symbole inquiétant de la
réussite satisfaite.
Source : cyberpotache