ÉMILE ZOLA
LA BÊTE HUMAINE (1890)
Chapitre II
Le cheminot Jacques Lantier erre dans le silence de la campagne.
Jacques vit d'abord la gueule noire du tunnel s'éclairer, ainsi que la bouche
d'un four, où des fagots s'embrasent. Puis, dans le fracas qu'elle apportait,
ce fut la machine qui en jaillit, avec l'éblouissement de son gros oeil rond,
la lanterne d'avant, dont l'incendie troua la campagne, allumant au loin les
rails d'une double ligne de flamme. Mais c'était une apparition en coup de foudre
: tout de suite les wagons se succédèrent, les petites vitres carrées des portières,
violemment éclairées, firent défiler les compartiments pleins de voyageurs,
dans un tel vertige de vitesse, que l'oeil doutait ensuite des images entrevues.
Et Jacques, très distinctement, à ce quart précis de seconde, aperçut, par les
glaces flambantes d'un coupé, un homme qui en tenait un autre renversé sur la
banquette et qui lui plantait un couteau dans la gorge, tandis qu'une masse
noire, peut-être une troisième personne, peut-être un écroulement de bagages,
pesait de tout son poids sur les jambes convulsives de l'assassiné. Déjà, le
train fuyait, se perdait vers la Croix-de-Maufras, en ne montrant plus de lui,
dans les ténèbres, que les trois feux de l'arrière, le triangle rouge.
Cloué sur place, le jeune homme suivait des yeux le train, dont le grondement
s'éteignait, au fond de la grande paix morte de la campagne. Avait-il bien vu
? et il hésitait maintenant, il n'osait plus affirmer la réalité de cette vision,
apportée et emportée dans un éclair. Pas un seul trait des deux acteurs du drame
ne lui était resté vivace La masse brune devait être une couverture de voyage,
tombée en travers du corps de la victime. Pourtant, il avait cru d'abord distinguer,
sous un déroulement d'épais cheveux, un fin profil pâle. Mais tout se confondait,
s'évaporait, comme en un rêve.
Jacques Lantier, héros de La bête humaine d'Émile Zola, erre en pleine
nuit dans la campagne déserte. Il est soudain agressé par l'arrivée brutale
d'un train qui lui livre, en un éclair, la vision d'un crime commis au moment
même dans un compartiment. L'irruption du convoi provoque, du fait de la débauche
de sensations lumineuses et auditives qui l'accompagnent un effet de viol sur
la conscience du promeneur. Cette conscience prise au dépourvu projette alors
sur le spectacle du meurtre sort propre affolement; elle se retourne enfin sur
elle-même, une fois l'obscurité et le silence revenus, pour recouvrer une vision
objective. La lumière, la vitesse et le bruit ont un effet sur le témoin. Le
fait divers auquel ce dernier assiste se transforme en vision. Enfin Lantier
sinterroge.
La lumière, dont le lexique est extrêmement abondant, joue un rôle primordial
dans la description, parce que le train, non seulement sort d'un tunnel, mais
aussi passe en pleine nuit. L'effet de surprise et de contraste, ne laissant
pas à lesprit du témoin le temps d'accommoder ni d'ébaucher un jugement,
provoque en lui un réflexe de terreur animale ou enfantine : c'est ainsi
qu'on voit d'abord "la gueule noire " du tunnel " séclairer ",
comme pour annoncer une imminente déflagration, tandis que l'atmosphère de cauchemar
est renforcée par deux métaphores qui font perdre à la machine son statut d'objet
technique pour en faire un monstre, muni " d'un gros oeil rond ",
et dont la "gueule " est prête à vomir on ne sait quel rejet
infernal.
L'agression lumineuse est aussi traduite par tout un jeu d'hyperboles: ainsi
"lincendie" de la lanterne davant "troue "
la campagne ; les rails sont allumés " d'une double ligne de flamme " ;
les glaces du coupé sont " flambantes ".
Aux sensations lumineuses s'ajoutent la vitesse et le bruit : ayant placé
son témoin à la sortie même d'un tunnel, lauteur exploite en effet un
contraste supplémentaire: le train " jaillit " sur un fond
de silence, sans que le cheminot ait pu sy préparer ; et c'est tout de
suite " le fracas" et l'apparition " en coup de foudre "
propres à clouer sur place le témoin tandis que la vitesse du train lui interdit
tout ajustement. La machine est en effet littéralement propulsée par un savant
usage des tours présentatifs : " ce fut la machine", " cétait
une apparition ". Rendues plus vives par les passés simples, les phrases,
sont, en outre, activées par des mots-relais comme "mais " ("mais
c'était une apparition en coup de foudre ", "tout de suite"
(" tout de suite les wagons se succédèrent ") ou " déjà "
(" déjà le train fuyait "). Et à peine a-t-on pu respirer
que disparaît, au loin, le "triangle rouge".
L'exploitation des contrastes et des hyperboles, la restitution habile de la
vitesse foudroyante du convoi, permettent donc à Émile Zola de traduire l'agression
subie par le témoin naturellement conduit à percevoir le passage d'un train
de nuit comme une "apparition". Or ce déluge de lumière et de bruit,
cette irruption impétueuse, ne sont que les prémices d'un spectacle barbare:
le train infernal tient en effet ses promesse puisqu il porte en son coeur une
scène dont la cruauté se trouve exacerbée par létat d'alerte où se trouve
la conscience du témoin.
Si l'on examine le lexique mis en oeuvre dans la description du meurtre, on
y reconnaît les indices d'une conscience affolée, encline à dramatiser et à
convertir le spectacle en "vision". Outre l'indication lumineuse extrêmement
crue des "glaces flambantes du coupé", on peut noter les connotations
sauvages de termes comme "renversé", " couteau "
qui évoque l'image d'un boucher, d'autant plus envahissante que la lame est
" plantée " dans la " gorge ". De la
même façon, on peut souligner le caractère suggestif et agressif d' "assassiné"
et des " jambes convulsives ". Les affres de lagonie
sont ainsi suggérés. Concourent au même effet des expressions comme " masse
noire ", d'autant plus effrayante qu'elle n'est pas identifiée, et
" écroulement de bagages ", propre à évoquer l'atmosphère
dramatique d'une lutte farouche.
Secoué par tant de sensations, l'esprit du témoin dont le regard perçoit encore,
au loin, le convoi qu'il voit "fuir", comme un coupable, vers la "Croix
de Maufras" dont le nom connote l'image d'un calvaire, connaît, dans la
décrue qui suit les paroxysmes, les assauts du doute.
Agressé par une " vision apportée et emportée dans un éclair ",
Lantier tente de se ressaisir, de se réapproprier lexpérience qu'il a
vécue : "Avait-il bien vu ? Il hésitait maintenant, il n'osait plus affirmer
la réalité de cette vision ". Tandis que le calme se rétablit dans
lesprit du témoin, ce dernier tente, sous l'effet d'un réflexe naturel,
de minimiser les événements, ne serait-ce que pour reprendre le contrôle de
lui-même.
Là encore, le lexique nous éclaire : les couleurs changent. La "masse noire"
devient "masse brune" : d'autant moins dramatique qu'elle est
identifiée à une "couverture de voyage" et non à un "écroulement
de bagages ". Lobjectivité prend le pas sur la dramatisation
puisque l "assassiné" est remplacé par le terme de " victime ".
On discerne donc chez le témoin, tandis que dans sa mémoire " tout
se confondait, s'évaporait", l'expression d'un désir spontané de rétablir
les exigences de l'esprit critique, mais aussi de gommer l'horreur pour s'en
laver et s'en désolidariser, comme s'il en pressentait le caractère contagieux.
Émile Zola nous offre ainsi dans cette page une description extrêmement riche
et suggestive. A travers le regard et la conscience d'un témoin secoué par la
brutale irruption d'un train lancé à pleine vitesse, et portant dans ses flancs
une scène d'une violence inouïe, il nous fait assister à un déluge de sensations
propres à convertir le spectacle d'un fait divers en vision fantastique. Mis
en condition par la surprise, le témoin recharge la scène de meurtre qu'il entrevoit
de toutes les exagérations produites par une conscience déréglée. Mais cette
conscience, peu à peu se reprend, s'efforçant, par un réflexe naturel de défense,
de recouvrer sa lucidité. Quand on sait, enfin, que le témoin Jacques Lantier,
est lui-même habité, du fait de l'hérédité, par des pulsions meurtrières, cette
page prend une résonance supplémentaire.