ÉMILE ZOLA
LA FORTUNE DES ROUGON (1871)
La manifestation des Républicains
Après le coup d'État du 2 décembre 1851, un soulèvement a lieu en Provence. Pendant la nuit, deux jeunes gens ont rejoint, par la longue route qui descend de Plassans, un pont sur la Viorne, au fond de la vallée, et, sur l'autre versant, ils vont apercevoir trois mille insurgés républicains qui descendent de la route de Nice et auxquels l'un d'eux devait se joindre.
La bande descendait avec un élan superbe, irrésistible. Rien de plus terriblement grandiose que lirruption de ces quelques milliers dhommes dans la paix morte et glacée de lhorizon. La route, devenue torrent roulait des flots vivants qui semblaient ne pas devoir s'épuiser; toujours, au coude du chemin, se montraient de nouvelles masses noires, dont les chants enflaient de plus en plus la grande voix de cette tempête humaine. Quand les derniers bataillons apparurent, il y eut un éclat assourdissant. La Marseillaise emplit le ciel, comme soufflée par des bouches géantes dans de monstrueuses trompettes qui la jetaient, vibrante, avec des sécheresses de cuivre, à tous les coins de la vallée. Et la campagne endormie s'éveilla en sursaut ; elle frissonna tout entière, ainsi qu'un tambour que frappent les baguettes ; elle retentit jusquaux entrailles, répétant par tous ses échos les notes ardentes du chant national. Alors ce ne fut plus seulement la bande qui chanta ; des bouts de lhorizon; des rochers lointains; des pièces de terre labourées, des prairies, des bouquets darbres, des moindres broussailles, semblèrent sortir des voix humaines ; le large amphithéâtre qui monte de la rivière à Plassans, la cascade gigantesque sur laquelle coulaient les bleuâtres clartés de la lune, était comme couvert par un peuple invisible et innombrable acclamant les insurgés; et, au fond des creux de la Viorne le long des eaux rayées de mystérieux reflets détain fondu, il ny avait pas un trou de ténèbres où des hommes cachés ne parussent reprendre chaque refrain avec une colère plus haute. La campagne, dans l'ébranlement de l'air et du sol, criait vengeance et liberté.
Au lendemain du coup d'état du 2 décembre 1851 par lequel Louis-Napoléon Bonaparte a violé la légalité républicaine pour instaurer le Second Empire, deux jeunes provençaux, personnages de la Fortune des Rougon, premier volume de la série des Rougon-Macquart, voient déferler sur eux trois mille manifestants républicains. Profitant de la situation géographique des deux témoins, Émile Zola donne à lévénement un caractère fantastique qui se grandit dans lépopée: l'arrivée soudaine d'une manifestation devient sous sa plume un phénomène grandiose car la colère des insurgés semble recueillir l'adhésion du milieu naturel. Cet accord entre les hommes et la nature se constitue essentiellement par le jeu des métaphores ; mais le vocabulaire de la description crée en outre, notamment par l'usage des hyperboles, une atmosphère visionnaire, et le texte s'achève sur une véritable symphonie.
Les images présentes dans le texte sont fondées sur un renversement : les hommes apparaissent comme liés à la nature alors que la nature est personnifiée. Du fait de la position des témoins qui se trouvent sur le pont de la Viorne, cest-à-dire au fond de la vallée, et à distance des insurgés, larrivée de "la bande ", terme qui n'évoque pas précisément l'organisation, apparaît comme une sorte de déluge soudain. Sur fond contrasté de " paix morte et glacée de lhorizon ", l' élan irrésistible " ressemble à une crue. Tous les termes utilisés dans la description appartiennent en effet à ce champ lexical : " irruption ", route devenue torrent ", " flots vivants ", " tempête humaine". À cette image de la crue est liée celle de lorage puisquon voit s'accumuler " de nouvelles masses noires ", quon entend senfler " la grande voix de la tempête " et quéclate surtout une sorte de coup de foudre : " il y eut un éclat assourdissant. La Marseillaise emplit le ciel ".
Face à cette irruption, le milieu naturel se trouve animé comme en témoignent un certain nombre de métaphores. Ainsi la campagne jusqu'alors " endormie " " séveille en sursaut " ; elle " frissonne ", " elle retentit jusquaux entrailles ", répète le chant des hommes et semble émettre des voix.
Émile Zola a donc exploité une sorte de parallélisme inversé, les hommes se trouvant présentés comme un phénomène naturel et la nature comme une foule enthousiaste. Cet effet est rendu plausible par la situation géographique de la scène puisqu'à la vision en contre-plongée des témoins placés au fond de la vallée s'ajoute l'effet d'écho dû aux parois de l'amphithéâtre naturel creusé par la Viorne. Ce jeu des métaphores se trouve amplifié par un vocabulaire qui communique au spectacle un caractère visionnaire incluant la dimension acoustique.
Une inflation verbale progressive, correspondant à l'approche de "la bande", recharge en effet l'atmosphère d'épopée produite par les métaphores. "L'élan, superbe " irrésistible" du cortège " grandiose" perd peu à peu tout caractère réaliste pour devenir une grande voix ", et ce sont enfin des " bouches géantes" qui soufflent la Marseillaise dans de " monstrueuses trompettes " dont l'évocation n'est pas sans créer un climat dapocalypse.
Le décor, autant que les acteurs, se trouve transfiguré et constitue un paysage fantastique : "les bleuâtres clartés de la lune" ruissellent en une "cascade gigantesque"; la vallée se transforme en un "amphithéâtre", sorti tout droit d'un rêve, où retentissent les acclamations d' "un peuple invisible et innombrable ". Ce tableau onirique est complété par des indications comme "paix morte et glacée" et des évocations inquiétantes comme celle des " creux de la Viorne", " dont les eaux sont rayées de mystérieux reflets d'étain fondu " Concourt au même effet une expression comme "trou de ténèbres".
Sous la clarté de la lune se déroule donc un étrange spectacle. Aux métaphores, à linflation visionnaire, Émile Zola a ajouté une dimension supplémentaire. Exploitant leffet décho et la progression des phénomènes acoustiques, il nous donne le sentiment dassister au dernier mouvement dune symphonie.
Le chur des insurgés, comme l'indique limage des "monstrueuses trompettes " est à son paroxysme. Mais il na quune fonction : celle de permettre au dernier mouvement de prendre son essor. Dans ce finale, lensemble de lorchestre saccorde. En effet, la brève accalmie correspond à la mise en train des éléments naturels, ("elle frissonna tout entière "), prélude à la reprise du thème de la Marseillaise avec une ampleur renouvelée. Au timbre martial des trompettes vient s'adjoindre la vibration du tambour qui correspond à la passivité de la vallée, constituant, à proprement parler, une caisse de résonance.
L'ensemble de cette vallée est aux ordres d'un invisible chef d'orchestre qui sollicite, élément par élément, lorchestre. La montée en puissance va jusquà faire participer les éléments du paysage qui se joignent au chur : " des bouts de lhorizon, des rochers lointains, des pièces de terre labourées, des prairies, des bouquets d'arbres, des moindres broussailles, semblèrent sortir des voix humaines ".
Cette image d'un ensemble orchestral semble d'ailleurs d'autant moins gratuite que, s'agissant d'un phénomène d'écho, il est tout à fait naturel que le décor entre en résonance graduellement, en fonction de l'éloignement ou de la masse.
Ainsi Zola a-t-il exploité doublement la situation géographique des témoins qui lui permet à la fois de présenter le cortège comme un phénomène naturel terrifiant et d'associer la campagne à la colère humaine, en jouant sur le phénomène de l'écho. Il écrit une page saisissante, visionnaire, où l'émotion des jeunes spectateurs, le caractère grandiose d'un décor inquiétant permettent de transfigurer le passage d'une manifestation de républicains insurgés chantant l'hymne national, en une véritable symphonie fantastique. Et, la colère des hommes semblant recueillir la sympathie active de la nature, elle en acquiert, ainsi que "le crime bonapartiste", une dimension cosmique: " la campagne criait vengeance et liberté".