BECKETT
En attendant Godot
1. Situation du texte
Beckett a souhaité appliquer à la littérature le phénomène de dépouillement radical qui a conduit la peinture moderne vers labstraction : la dramaturgie doit renoncer à tout processus narratif, aux repères conventionnels que sont lespace orienté et le temps linéaire, et le langage enfin doit se réduire à sa fonction phatique il sagit de parler pour parler, de dire nimporte quoi pour maintenir un semblant de communication.
En attendant Godot enchaîne deux actes très similaires, comme des variations musicales sur le même thème, une mélodie minimaliste où des personnages aux noms multicolores et vaguement ridicules (Estragon, Vladimir, Pozzo, Lucky), au passé indéterminé, se rencontrent et dialoguent sans but précis, en attendant vainement un énigmatique Godot. À la fin du premier acte, apprenant par un messager que Godot ne pourra pas venir, Estragon et Vladimir ont déjà envisagé de se pendre et/ou de se quitter pour de bon, sans rien faire au bout du compte. Décidant que ces hommes sans passé, à lexistence dautomates, nont pas non plus de futur, nayant ni mémoire ni projets, le dramaturge met fin au second acte de manière globalement identique, dans un ressassement psychotique des mêmes velléités den finir, des mêmes échecs pitoyables, qui font penser à lanti-destin dérisoire de clowns sans public.
2. Un théâtre en voie de pétrification
Trois accessoires de fortune rythment cette dernière scène : un arbre en carton (au premier acte, il paraissait mort, et il possède subitement quelques feuilles au second), « un bout de corde » (l. 17), et un pantalon « beaucoup trop large » (l. 27), comme si la scénographie voulait inciter les troupes de théâtre à prononcer un vu de pauvreté. Beckett choisit délibérément ce quil peut trouver de moins spectaculaire possible, pour atteindre le squelette nu de lactivité théâtrale, la forme la plus proche dune abstraction de théâtre.
Dans ce dénuement matériel, on peut néanmoins repérer une certaine cohérence symbolique des accessoires, dans leur rapport aux personnages : larbre est trop court pour servir de potence (l. 22-24), la corde trop fragile pour soutenir la moindre tension (l. 29-33), le pantalon trop grand pour ne pas tomber (l. 51-57) tous les objets révèlent une situation de manque. Cette représentation dun monde où le réel se dérobe, où le silence tend à prévaloir sur la communication, ressemble à un mauvais rêve, sauf quil est impossible de sen sortir ; les personnages, rêveurs malgré eux, sont enfermés dans cette existence au rabais, puisque cette corde, symbole dune délivrance par le suicide, nest pas même bonne à leur rendre ce service. Et le spectateur sait que leur résolution den apporter une bonne le lendemain « ne vaut rien » (l. 32) non plus, puisquils oublient tout (Estragon a déjà demandé à lacte précédent de quel type darbre il sagit, par exemple). En aucun cas, ils ne peuvent prendre leur destin en main, doù leur inertie finale (l. 60), façon littérale de « prendre racine » au pied de leur saule. Seul le dramaturge a le pouvoir absolu den finir.
Ainsi lultime didascalie exigeant de faire descendre le rideau de scène signifie-t-elle presque explicitement larbitraire de cette fin de la pièce. En effet, les variations musicales constituées par les dialogues et les rencontres de Vladimir et Estragon pourraient senchaîner indéfiniment ; jamais il ny a de raison objective quelles sarrêtent, tant que les personnages attendent Godot, ce qui est leur raison dêtre. Les deux actes peuvent donc être compris comme deux échantillons dun même schéma pris au hasard dans une infinité de possibles, aux combinaisons paradoxalement très limitées.
3. Le néant comme esthétique de lindécision
Ces journées sans consistance et sans liaison invitent le spectateur à imaginer un temps cyclique arrêté, cest-à-dire non pas une spirale mais un cercle pur, un retour irrémédiable à la case départ : les nonaventures des deux personnages redémarrent toujours au même point mort, pour finir toujours en impasse. En accord avec cette négation du temps, Beckett suggère que lespace dépend de celui qui se le représente, et dans ce mauvais rêve, lespace se réduit à un point fixe (au pied de larbre), un lieu exigu qui invite au départ, mais qui retient comme le papier gluant pour attraper les mouches. Les deux notions fondatrices de la pensée et du langage sont appauvries, sapées par ce dépouillement scénique et dramaturgique.
Mais il demeure un paradoxe dans cet univers qui apparaît si noir en théorie : une telle fatalité ne peut peser bien lourd à des personnages privés de mémoire ! En inventant une forme légère de la fatalité, aussi dérisoire que ses victimes, Beckett laisse au metteur en scène le choix fondamental entre le rire et les larmes : les jeux visuels (l. 26-31, 48-49) comme les échanges oraux (l. 15-25, 50-56), qui dénotent toujours une chute, physique ou spirituelle, sont dune telle neutralité tonale, quils peuvent donner lieu aussi justement à des représentations opposées, tragique autant que comique. Le choix artistique retrouve ainsi sa qualité de parti pris idéologique, affiche une conception de la vie et du destin, autant quune certaine idée de lart. Les personnages ne sont plus libres, pour que lartiste le soit un peu plus.
4. Comparaison avec le dénouement de Dom Juan
La différence majeure entre lambiguïté dun texte classique, comme le dénouement du Dom Juan de Molière, et celle dun texte moderne, comme lantidénouement dEn attendant Godot, paraît relever dune arithmétique des significations : le premier type dambivalence sémantique est cumulatif (des sens multiples sadditionnent entre eux, senrichissent mutuellement), tandis que le second est éliminatoire, comme un zéro dans une multiplication (des vestiges de sens sexcluent les uns les autres, sappauvrissent par division infinie).
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