Le biographique
Textes et document iconographique
A. Michel Leiris [ 1901-1990], Lâge dhomme, 1939.
B. François de La Rochefoucauld [ 1613-1680], Recueil des portraits et éloges, 1659.
C. Denis Diderot [1713-1784], Salon de 1767.
D. Document iconographique. Louis-Michel Van Loo [1707-1771], Denis Diderot, écrivain, 1767, Le Louvre.
Texte A Michel Leiris, LÂge dhomme
[LÂge dhomme est une autobiographie rédigée par Michel Leiris.]
Je viens davoir trente-quatre ans, la moitié de la vie. Au physique, je suis de taille moyenne, plutôt petit. Jai des cheveux châtains coupés court afin déviter quils ondulent, par crainte aussi que ne se développe une calvitie menaçante. Autant que je puisse en juger, les traits caractéristiques de ma physionomie sont : une nuque très droite , tombant verticalement comme une muraille ou une falaise, marque classique (si lon en croit les astrologues) des personnes nées sous le signe du taureau ; un front développé, plutôt bossué, aux veines temporales exagérément noueuses et saillantes. Cette ampleur de front est en rapport (selon le dire des astrologues) avec le signe du bélier ; et en effet je suis né un 20 avril, donc aux confins de ces deux signes : le bélier et le taureau. Mes yeux sont bruns, avec le bord des paupières habituellement enflammé ; mon teint est coloré ; jai honte dune fâcheuse tendance aux rougeurs et à la peau luisante. Mes mains sont maigres, assez velues, avec des veines très dessinées ; mes deux majeurs, incurvés vers le bout, doivent dénoter quelque chose dassez faible, dassez fuyant dans mon caractère.
Ma tête est plutôt grosse pour mon corps ; jai les jambes un peu courtes par rapport à mon torse, les épaules trop étroites relativement aux hanches. Je marche le haut du corps incliné en avant ; jai tendance, lorsque je suis assis, à me tenir le dos voûté; ma poitrine nest pas très large et je nai guère de muscles. Jaime à me vêtir avec le maximum délégance; pourtant, à cause des défauts que je viens de relever dans ma structure et de mes moyens qui, sans que je puisse me dire pauvre, sont plutôt limités, je me juge dordinaire profondément inélégant : jai horreur de me voir à limproviste dans une glace car, faute de my être préparé, je me trouve à chaque fois dune laideur humiliante.
Texte B François de La Rochefoucauld, Recueil des portraits et éloges
Je suis dune taille médiocre, libre et bien proportionnée. Jai le teint brun mais assez uni, le front élevé et dune raisonnable grandeur, les yeux noirs, petits et enfoncés, et les sourcils noirs et épais, mais bien tournés. Je serais fort empêché à dire de quelle sorte jai le nez fait, car il nest ni camus ni aquilin, ni gros, ni pointu, au moins à ce que je crois. Tout ce que je sais, cest quil est plutôt grand que petit, et quil descend un peu trop bas. Jai la bouche grande, et les lèvres assez rouges dordinaire, et ni bien ni mal taillées. Jai les dents blanches, et passablement bien rangées. On ma dit autrefois que javais un peu trop de menton: je viens de me tâter et de me regarder dans le miroir pour savoir ce qui en est, et je ne sais pas trop bien quen juger. Pour le tour du visage, je lai ou carré ou en ovale; lequel des deux, il me serait fort difficile de le dire. Jai les cheveux noirs, naturellement frisés, et avec cela assez épais et assez longs pour pouvoir prétendre en belle tête. Jai quelque chose de chagrin et de fier dans la mine ; cela fait croire à la plupart des gens que je suis méprisant, quoique je ne le sois point du tout. Jai laction fort aisée, et même un peu trop, et jusques à faire beaucoup de gestes en parlant. Voilà naïvement comme je pense que je suis fait au-dehors, et lon trouvera, je crois, que ce que je pense de moi là-dessus nest pas fort éloigné de ce qui en est. Jen userai avec la même fidélité dans ce qui me reste à faire de mon portrait ; car je me suis assez étudié pour me bien connaître, et je ne manque ni dassurance pour dire librement ce que je puis avoir de bonnes qualités, ni de sincérité pour avouer franchement ce que jai de défauts.
Texte C Denis Diderot, Salon de 1767
[ Diderot lui-même fait la description du tableau de Van Loo dans ses écrits de critique dart . ]
D Document iconographique Denis Diderot, écrivain, Louis-Michel Van Loo, 1 7 6 7 , huile sur toile, Le Louvre |
Moi. Jaime Michel, mais jaime encore mieux la vérité. Assez re s s e m b l a n t ; très v i v a n t ; cest sa douceur, avec sa vivacité ; mais trop jeune, tête trop petite, joli comme une femme, lorgnant, souriant, mignard, faisant le petit bec, la bouche en cur ; et puis un luxe de vêtement à ruiner le pauvre littérateur, si le receveur de la capitation vient limposer sur sa robe de chambre. Lécritoire, les livres, les accessoires aussi bien quil est possible, quand on a voulu la couleur brillante et quon veut être harmonieux . Pétillant de près, vigoureux de loin, surtout les chairs. Du reste, de belles mains bien modelées, excepté la gauche qui nest pas dessinée. On le voit de face; il a la tête nue; son toupet gris, avec sa mignardise, lui donne lair dune vieille coquette qui fait encore l a i m a b l e ; la position dun secrétaire dÉtat et non dun philosophe. La fausseté du premier mouvement a influé sur tout le reste. Cest cette folle de madame Van Loo qui venait jaser avec lui, tandis quon le peignait, qui lui a donné cet air-là et qui a tout gâté. [ ] Il fallait le laisser seul et labandonner à sa rêverie. Alors sa bouche se serait entrouverte, ses regards distraits se seraient portés au loin, le travail de sa tête fort e m e n t occupée se serait peint sur son visage, et Michel eût fait une belle chose. Mon joli philosophe, vous me serez un témoignage précieux de lamitié dun artiste, excellent art i s t e , plus excellent homme. Mais que diront mes petits-enfants, lorsquils viendront à comparer mes tristes ouvrages avec ce riant, mignon, efféminé, vieux coquet - là ! Mes enfants, je vous préviens que ce nest pas moi. Javais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont jétais affecté. Jétais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste ; mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là. Javais un grand front, des yeux très vifs, dassez grands traits, la tête tout à fait du caractère dun ancien orateur, une bonhomie qui touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens temps . |
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É c r i t u re
I. Vous répondrez dabord a la question suivante (4 points) :
En quoi le texte de Diderot (texte C) diffère-t-il des deux autres? En quoi cependant peut-il en être rapproché?
A. Présentation du sujet
Ce sujet pose le problème de l'écriture de soi à travers un corpus qui juxtapose des autoportraits et un portrait, celui de Diderot par Van Loo, commenté par Diderot, critique dart, et à travers lequel il construit son autoportrait. La clé qui permet dinterroger le dossier peut être formulée ainsi : les images de soi, destinées aux autres, peuvent-elles prétendre atteindre la vérité ou au moins lobjectivité ?
B. Question
En quoi le texte de Diderot (texteC) diffère-t-il des deux autres ? En quoi cependant peut-il en être rapproché ? On propose aux élèves une mise en comparaison de textes pour évaluer leur aptitude à saisir et à justifier, dans un groupement de textes, leurs points communs et leurs différences. Le travail sous la forme de groupements de textes doit les avoir entraînés à faire ce type danalyse et à en rendre compte dans une mise en ordre étayée dexemples tirés des textes.
On attend que lélève formule ce qui fait loriginalité du texte de Diderot puisque son autoportrait est tracé à partir des choix du tableau peint par Van Loo.
- Les différences se trouvent, dans la première partie du texte, au niveau de lénonciation (« sur sa robe de chambre », « on le voit de face ») qui produit un effet de distance par le dédoublement et presque létrangeté de limage renvoyée. Diderot nie la vérité de ce portrait « Mes enfants, je vous préviens que ce nest pas moi. ».
- Les points communs sont nombreux à mettre en évidence. On en attendra plusieurs accompagnés de lanalyse des passages qui les éclairent : lénonciation à la première personne qui apparaît dans la deuxième partie du texte de Diderot comme dans les deux autres, la recherche de la connivence avec le lecteur obtenue par la mise en évidence dans les trois textes dun regard distancié et critique.
On valorisera les réponses qui montrent le rôle du miroir dans les textes A et B et qui verront que le portrait de Van Loo joue le même rôle dans le texte de Diderot.
II. Vous traiterez ensuite un de ces sujets, au choix (16 points) :
1. Commentaire
Vous commenterez le texte de La Rochefoucauld (texte B).
Il s'agit d'un autoportrait "canonique", exemplaire par son organisation comme par le problème de l'affichage d'une impossible objectivité. Les élèves y retrouvent donc un discours (le descriptif) et un problème (le regard porté sur soi-même) forcément abordés au cours de la scolarité. La question préalable les a aidés à entrer aussi dans ce texte.
Le commentaire pourra mettre en évidence :
- lorganisation du portrait qui passe de laspect physique à la mise en évidence déléments du caractère (dehors/dedans) ;
- la recherche de lobjectivité par létude des tournures syntaxiques et des choix lexicaux qui refusent la mise en valeur du personnage ;
- lopposition entre la modestie affichée et la fierté qui dessine léloge (dedans/dehors) par la justification faite par lui-même de ce qui est présenté comme « fidèle » à sa vérité intérieure. Un travail sur les oppositions lexicales complexes pourra montrer le décalage entre la rhétorique dun portrait qui saffiche comme élogieux par le titre du recueil dont il est tiré, avec les choix décriture qui y sont mis en uvre. Le modèle proposé est celui de la lucidité et de lanalyse et non celui de la personne comme le montre la dernière phrase dont le mouvement est complexe.
En prenant appui sur le corpus proposé, sur les uvres que vous avez étudiées au cours de lannée et sur vos lectures personnelles, vous réfléchirez à lintérêt et aux difficultés quil peut y avoir à se peindre soi-même. Vous présenterez vos réflexions en un développement ordonné.
Préliminaires : le sujet proposé est en extension vis à vis de laspect développé par le corpus. Il renvoie à l'enjeu ou aux enjeux de la représentation de soi, qui traversent différents arts (visuels ou littéraires) et différents genres (autoportraits, journaux intimes, autobiographies, voire essais). Les élèves y rattacheront les connaissances acquises dans l'année sans qu'on attende d'eux le traitement exhaustif d'une question que la critique littéraire et esthétique considère comme transversale. Les choix personnels des élèves pourront sortir du cadre littéraire car lautobiographie représente un genre dont ils apprécient la lecture. Leurs choix ne les porteront pas toujours vers les textes que nous aurions tendance à attendre. On veillera à observer léquilibre de ces choix qui doivent aussi faire appel au travail de lannée et dont on voudrait trouver une trace dans le développement.
« Se peindre » doit être explicité pour ouvrir à dautres formes que celle du portrait, qui auront été travaillées dans lannée et qui pourront illustrer le développement élaboré par l'élève. Cette explicitation pourra pointer la permanence de ce type décriture et lillustration pourra en être faite par les textes du dossier en même temps quà laide des diverses lectures convoquées par lélève.
Le libellé du sujet conduira un grand nombre délèves à organiser leur développement autour des termes « difficultés » et « intérêt » en dégageant dans une troisième partie leur position personnelle ou en la faisant apparaître au fil de lexposé sous la forme dune prise de position étayée.
On pourrait imaginer aussi un développement qui ferait un répertoire des différentes formes autobiographiques et qui montrerait pour chacune les difficultés et lintérêt que peut y trouver celui qui écrit. La problématique serait : quelle forme choisir pour écrire son autobiographie ?
On se place alors du côté de la production et non de la réception, ce qui ninterdirait pas douvrir, dans ce cas, une dernière partie qui montrerait les préférences du lecteur que nous sommes et permettrait de justifier un goût pour telle ou telle dont on peut être lecteur assidu.
Pour montrer la difficulté que lon peut rencontrer à se peindre :
- se connaître, sobserver, mettre à distance les événements, les sentiments ;
- choisir parmi les éléments car on ne peut tout dire ;
- décider dun ordre pour rendre compte de lexpérience ou de létat desprit quon donne à découvrir ;
- respect de la chronologie ou reconstruction éclairante ;
- choisir son destinataire : écrire pour soi, pour ses contemporains, pour la postérité.
Les élèves s'appuieront sur des arguments qui montreront lintérêt de lécriture autobiographique :
- faire partager une expérience, quelle soit originale ou ordinaire ;
- porter témoignage dune situation dans un moment donné ;
- rendre compte dun état desprit du moment quon choisit dévoquer ;
- se proposer de donner à voir au lecteur des facettes de sa personnalité (effet de distanciation qui lui permettra de mieux se comprendre). Miroir tendu pour quil y retrouve quelque chose de lui-même ;
- comprendre plus précisément qui on est ou qui on était car souvent il y a un décalage temporel entre le moment relaté et la mise en mots quon doit faire pour le lecteur ;
- témoigner dune originalité ou sinscrire dans une filiation qui donne une valeur plus générale au propos.
On peut imaginer que quelques devoirs pourront proposer une thèse personnelle :
- lautobiographie est un miroir dans lequel chacun de nous découvre ou retrouve alternativement ce quil est , ce quil ne connaissait pas encore, ce quil voudrait être ou ce quil cherche à fuir ;
- lautobiographie part du particulier, de lanecdotique mais vise à donner une vision plus générale ;
- lautobiographie permet de saisir que la conscience claire de ce quon est est construite, et quelle doit toujours être mise en regard de limage que les autres nous renvoient et quils ont eux-mêmes construite. La vérité ne peut être perçue quau croisement de ces divers regards,donc toute simplification est elle-même illusion.
3. Invention
Le peintre Van Loo défend son uvre et tente de démontrer à Diderot que seule la p e i n t u re permet de tracer un véritable portrait. Lécrivain estime quant à lui que seule lécriture permet datteindre ce but. Vous présenterez ce débat sous la forme dun dialogue entre le peintre et lécrivain et donnerez le dernier mot à linterlocuteur de votre choix.
Ce travail suppose certaines connaissances esthétiques de la part des élèves. L'importance des confrontations entre le visible et le lisible dans le champ théorique, et l'insistance sur l'étude de l'image en classe de français, qui y répond au plan didactique, devront les avoir préparés à ce genre de travaux. Ce sujet est l'occasion de rappeler en conséquence la nécessité de consacrer une part de l'enseignement à la découverte des arts visuels, que ce soit à l'occasion de séances régulières (portraits d'écrivains dont on étudie l'uvre, analyse d'illustrations, de dessins de presse, de tableaux, d'affiches de spectacles, de couvertures de livres ) ou dans le cadre d'une séquence complète organisée autour de ce problème. Certains pourront trouver dans un tel sujet loccasion de faire valoir leur culture personnelle. Le tableau qui suit est destiné à proposer des pistes de réflexion que les élèves auront pu se donner avant dentrer dans lécriture du dialogue.
Arguments de Van Loo |
Arguments de Diderot |
- La saisie des éléments de la personne,
du lieu et de lépoque simpose dans une vision instantanée. - Le cadre autour du tableau délimite lespace et fait une place au lieu dans lequel évolue le personnage. - La peinture rend compte du mouvement et saisit la gestuelle. - Le regard y prend une place importante et cest ce qui rend compte de la vie dun personnage. - La comparaison avec dautres personnages peut être opérée par le choix de la construction, des couleurs et des formes. La mémoire visuelle est forte pour celui qui observe le tableau. - Seule la peinture donne à voir la personne. |
- On peut suivre un personnage dans le temps au lieu de ne retenir quun moment délimité. - On peut faire apparaître des facettes différentes ou convergentes de la personne. - Le portrait permet de rendre compte du physique, des traits du visage, des mouvements dune personne. - On donne à comparer lapparence extérieure et la pensée. Vision plus complexe de la personne. - L'écriture permet de donner un certain nombre dinformations utiles pour la compréhension de la situation, de létat du personnage. On dépasse le constat ou le témoignage. - Les mots évoquent les couleurs, les mouvements, les formes : ils donnent à voir comme la peinture. |
La forme décriture attendue est la construction dun dialogue didées faisant apparaître des points de vue dartistes qui ne travaillent pas avec les mêmes matériaux mais qui ont la même visée : « donner à voir et à comprendre ».
La question laissée ouverte est celle de la préférence qui sera exprimée par tel dentre eux.
Il est clairement demandé de faire un choix et on doit considérer que la recherche de la conciliation nest pas contenue dans la consigne. Cest un dialogue « engagé » et non la recherche dun point de vue partagé par les deux interlocuteurs que le libellé du sujet demande décrire. Ceci ninterdit pas quil y ait une forme dinteraction dans le dialogue développé.
Ce dialogue didées qui sopposent ne doit pas laisser la parole à une seule des deux voix : les deux artistes débattent et lun deux nest pas simple auditeur de lautre. Cela implique une forme déquilibre dans le nombre de répliques sans nécessairement viser lexacte distribution entre les contradicteurs.
En revanche si Van Loo et Diderot peuvent rester dans la polémique, il ne faut pas oublier quils ont des liens damitié, comme l'élève a pu l'apprendre à la lecture du texte de Diderot. En cela, lélève devra prendre en compte le texte proposé à sa lecture, sans le trahir. Cest notamment dans la langue utilisée quon trouvera des traces de ces points que lélève aura à choisir.
On attend dun élève de classe de première que les registres fassent lobjet dune réflexion avant quil engage une telle écriture. Cest linterprétation que lon pourra faire des choix opérés qui compte davantage que le strict respect de ce quun élève ne peut « inventer », et quon nest pas en droit dattendre de lui, dans la connaissance de la langue mise en jeu dans un échange supposé entre deux artistes du XVIIIème siècle.
source : cyberpotache