L'épistolaire
TEXTES
A. Guilleragues [1628-1685], Lettres portugaises, quatrième lettre, 1669.
B. Madame de Sévigné [1626-1696], Correspondance, 5 octobre 1673.
C. Voltaire [1694-1778], Correspondance, 18 décembre 1752.
Texte A Guilleragues, Lettres portugaises
[En 1669 parut à Paris un livre anonyme intitulé Lettres portugaises consistant en cinq lettres damour adressées par une religieuse du Portugal, Marianne, à un gentilhomme français passionnément aimé et qui la abandonnée. On crut dabord à lauthenticité des lettres mais très vite le bruit circula que cette correspondance était inventée, oeuvre littéraire due à la plume de Guilleragues. Les cinq lettres se présentent comme un monologue, les réponses du destinataire étant absentes.]
[ ] Il y a longtemps quun officier attend votre lettre ; javais résolu de lécrire dune manière à vous la faire recevoir sans dégoût : mais elle est trop extravagante, il faut la finir. Hélas ! il nest pas en mon pouvoir de my résoudre, il me semble que je vous parle, quand je vous écris, et que vous mêtes un peu plus présent. La première ne sera pas si longue, ni si importune, vous pourrez louvrir et la lire sur lassurance que je vous donne ; il est vrai que je ne dois point vous parler dune passion qui vous déplaît, et je ne vous en parlerai plus. Il y aura un an dans peu de jours que je mabandonnai toute à vous sans ménagement : votre passion me paraissait fort ardente et fort sincère, et je neusse jamais pensé que mes faveurs vous eussent assez rebuté pour vous obliger à faire cinq cents lieues, et à vous exposer à des naufrages pour vous en éloigner ; personne ne métait redevable dun pareil traitement : vous pouvez vous souvenir de ma pudeur, de ma confusion et de mon désord re, mais vous ne vous souvenez pas de ce qui vous engagerait à maimer malgré vous. Lofficier qui doit vous porter cette lettre me mande pour la quatrième fois quil veut partir ; quil est pressant ! il abandonne sans doute quelque malheureuse en ce pays. Adieu, jai plus de peine à finir ma lettre, que vous nen avez eu à me quitter, peut-être , pour toujours. Adieu, je nose vous donner mille noms de tendresse, ni mabandonner sans contrainte à tous mes mouvements : je vous aime mille fois plus que ma vie, et mille fois plus que je ne pense ; que vous mêtes cher ! et que vous mêtes cruel ! Vous ne mécrivez point, je nai pu mempêcher de vous dire encore cela ; je vais re c o m m e n c e r, et lofficier partira ; quimporte quil parte, jécris plus pour moi que pour vous, je ne cherche quà me soulager, aussi bien la longueur de ma lettre vous fera peur, vous ne la lirez point ; quest-ce que jai fait pour être si malheureuse ? Et pourquoi avez-vous empoisonné ma vie ? Que ne suis-je née en un autre pays ? Adieu, pardonnez-moi ! je nose plus vous prier de maimer ; voyez où mon destin ma réduite ! Adieu.
Texte B Madame de Sévigné, Lettre à madame de Grignan
[Les premières lettres de Mme de Sévigné à sa fille, Mme de Grignan, furent écrites en 1671 à loccasion de la séparation qui suivit le mariage de sa fille partie rejoindre son mari, lieutenant général de Provence.]
Voici un terrible jour, ma chère fille; je vous avoue que je nen puis plus. Je vous ai quittée dans un état qui augmente ma douleur. Je songe à tous les pas que vous faites et à tous ceux que je fais, et combien il sen faut quen marchant toujours de cette sorte, nous puissions jamais nous rencontrer. Mon cur est en repos quand il est auprès de vous; cest son état naturel, et le seul qui peut lui plaire. Ce qui sest passé ce matin me donne une douleur sensible, et me fait un déchirement dont votre philosophie sait les raisons; je les ai senties et les sentirai longtemps. Jai le cur et limagination tout remplis de vous. Je ny puis penser sans pleurer, et jy pense toujours, de sorte que létat où je suis nest pas une chose soutenable; comme il est extrême, jespère quil ne durera pas dans cette violence. Je vous cherche toujours, et je trouve que tout me manque, parce que vous me manquez. Mes yeux qui vous ont tant rencontrée depuis quatorze mois ne vous trouvent plus. Le temps agréable qui est passé rend celui-ci douloureux, jusquà ce que jy sois un peu accoutumée. Mais ce ne sera jamais assez pour ne pas souhaiter ardemment de vous revoir et de vous embrasser. Je ne dois pas espérer mieux de lavenir que du passé. Je sais ce que votre absence ma fait souffrir; je serai encore plus à plaindre, parce que je me suis fait imprudemment une habitude nécessaire de vous voir.
Il me semble que je ne vous ai point assez embrassée en part a n t ; quavais-je à ménager? Je ne vous ai point assez dit combien je suis contente de votre tendresse. Je ne vous ai point assez recommandée à M. de Grignan. Je ne lai point assez remercié de toutes ses politesses et de toute lamitié quil a pour moi. Jen attendrai les effets sur tous les chapitres ; il y en a où il a plus dintérêt que moi, quoique jen sois plus touchée que lui. Je suis déjà dévorée de curiosité ; je nespère de consolation que de vos lettres, qui me feront encore bien soupirer. En un mot, ma fille, je ne vis que pour vous. Dieu me fasse la grâce de laimer quelque jour comme je vous aime ! [ ]
Adieu, ma chère enfant, aimez-moi toujours : hélas ! nous revoilà dans les lettres. Assurez Monsieur lArchevêque de mon respect très tendre, et embrassez le coadjuteur; je vous recommande à lui. Nous avons encore dîné à vos dépens. Voilà M. de Saint-Geniez qui vient me consoler. Ma fille, plaignez-moi de vous avoir quittée.
Texte C Voltaire, Lettre à madame Denis
[Les lettres de Voltaire adressées à sa nièce, Mme Denis, constituent un document sur la désillusion du philosophe à Berlin, conséquence de la dégradation progressive de ses relations avec son hôte Frédéric II, roi de Prusse, qui avait invité Voltaire à sa cour pour contribuer à la diffusion des Lumières.]
À Berlin, le 18 décembre 1752
Comme je nai pas dans ce monde-ci cent cinquante mille moustaches à mon service, je ne prétends point du tout faire la guerre. Je ne songe quà déserter honnêtement, à prendre soin de ma santé, à vous revoir, à oublier ce rêve de trois années.
Je vois bien quon a pressé lorange ; il faut penser à sauver lécorce. Je vais me faire, pour mon instruction, un petit dictionnaire à lusage des rois.
Mon ami signifie mon esclave.
Mon cher ami veut dire vous mêtes plus quindifférent.
Entendez par: je vous rendrai heureux, je vous souffrirai tant que jaurai besoin de vous.
Soupez avec moi ce soir signifie je me moquerai de vous ce soir.
Le dictionnaire peut être long ; cest un article à mettre dans lEncyclopédie.
Sérieusement, cela serre le cur. Tout ce que jai vu est-il possible ? Se plaire à mettre mal ensemble ceux qui vivent ensemble avec lui! Dire à un homme les choses les plus tendres, et écrire contre lui des brochures, et quelles brochures !
Arracher un homme à sa patrie par les promesses les plus sacrées, et le maltraiter avec la malice la plus noire ! que de contrastes ! Et cest là lhomme qui mécrivait tant de choses philosophiques, et que jai cru philosophe ! et je lai appelé le Salomon du Nord !
Vous vous souvenez cette belle lettre qui ne vous a jamais rassurée. Vous êtes philosophe, disait-il : je le suis de même. Ma foi, Sire, nous ne le sommes ni lun ni lautre .
Ma chère enfant, je ne me croirai tel que quand je serai avec mes pénates et avec vous. Lembarras est de sortir dici [ ].
É c r i t u re
I. Vous répondrez dabord aux questions suivantes (4 points) :
Analysez la place qui est dévolue au destinataire dans chacune de ces lettres ?
Quel est daprès vous lenjeu de chaque lettre ?
II. Vous traiterez ensuite un de ces sujets (16 points) :
1. Commentaire
Vous commenterez le texte de Mme de Sévigné (texte B).
2. Dissertation
Dans le texte A, Guilleragues fait dire à Marianne: « Jécris plus pour moi que pour vous. » En quoi cette formule surprenante vous paraît-elle pouvoir sappliquer au genre épistolaire, envisagé dans sa diversité? Vous prendrez appui sur les textes proposés dans le corpus, les textes étudiés en classe et vos lectures personnelles.
3. Invention
La fille de Mme de Sévigné sempresse de répondre à la lettre de sa mère afin datténuer la douleur de la séparation en cherchant à la persuader des mérites de léchange épistolaire. Vous rédigerez cette lettre.
A. Présentation du sujet
La confrontation de ces trois textes, couvrant une période de deux siècles correspondant à lâge dor de lépistolaire, présente un triple intérêt problématique car elle permet de dégager certains enjeux paradoxaux du genre.
- La diversité du genre
Un roman épistolaire (texte A) où la lettre est un gage dauthenticité et joue sur la frontière réel/fiction ; une lettre authentique (texte B) et une lettre adressée autant à son destinataire réel, dailleurs fort effacé, quà la postérité (texte C).
- Place du lecteur-destinataire dans la lettre
Un bref repérage des marques de l'énonciation permet de distinguer plusieurs fonctions de lécriture épistolaire.
Le texte C est sans doute davantage écrit pour la postérité (références à LEncyclopédie) comme le suggère la rareté des occurrences désignant le destinataire de la lettre. Un tel déséquilibre souligne les ambivalences profondes de léchange épistolaire. A rapprocher de la lettre ouverte et de lécriture comme arme dans le combat des philosophes.
Le texte B semble plus classique et atteint une sorte déquilibre entre les marques du « je » et celle du « vous » ; ce qui laisse à penser que la lettre fonctionne dune part comme laveu lyrique du manque (dimension dintrospection), dautre part comme tentative dincarner labsent, de le rendre présent à travers lacte même de lécriture. La lettre remplit pleinement une fonction de catharsis.
Le texte A présente lécart le plus grand et souligne la parenté de la lettre avec le journal intime (une sorte « dautobiographie morale fragmentée » selon Fumaroli) puisque le moi scripteur finit par prendre une place prépondérante, se livrant à une introspection du moi intime, le destinataire nétant alors perçu que comme une écoute privilégiée. La lettre, par nature dialogale ou dialogique, se fait ici miroir narcissique et tourne au monologue, au lamento où lautre finit par nêtre quune altérité fantasmée.
- La lettre mise en abyme en tant quobjet
Il est remarquable que les trois lettres, à des degrés différents, fassent mention de lobjet lettre afin den souligner les enjeux paradoxaux. Le problème de la transparence et de lhypocrisie est posé à la fin du texte C. Le texte B (ligne 26) montre la vanité de lécriture épistolaire qui tente dabolir la distance et de rendre présent labsent alors que paradoxalement cest cette absence même qui est le moteur premier de la communication épistolaire. Quant au texte A, en montrant que lenvoi de la lettre et sa réception restent secondaires, il confirme la parenté de lépistolaire avec le journal intime.
B. Questions
Analysez la place qui est dévolue au destinataire dans chacune de ces lettres.
Quel est daprès vous lenjeu de chaque lettre ?
Proposition de corrigé
Loriginalité de chaque missive saffiche dans la manière dont la lettre, expression du moi, crée non seulement un message mais dessine également la figure du destinataire. Les trois lettres offrent chacune un rapport spécifique au récepteur de la lettre. Dans le texte de Guilleragues, la présence du destinataire est explicite à travers un ensemble de questions, dapostrophes, dordres, qui confère à lamant un caractère tangible (on pourrait parler de dimension performative du langage ; un énoncé performatif est un énoncé qui accomplit lacte quil énonce) ; la lettre affirme par ailleurs lomniprésence dun moi qui se livre au lecteur. Le texte de Madame de Sévigné atteint une sorte déquilibre entre les marques du « je » et celles du « vous » ; la lettre fait laveu du manque, mais simultanément elle comble par lacte décrire labsence du destinataire chéri. Le texte de Voltaire se caractérise par la rareté des occurrences désignant le destinataire de la lettre ; la lettre perd ici son caractère privé et intime.
Dans le roman épistolaire de Guilleragues, la lettre sapparente au journal intime ; elle permet au destinataire de livrer son moi profond sous la forme dialogale du lamento. La lettre de Madame de Sévigné - correspondance réelle inscrite dans les conventions sociales du XVIIème siècle - permet dexprimer dans une parole mi-publique mi-privée la souffrance de la séparation, mais dans le même temps de lobjectiver et donc de lépurer. Le texte de Voltaire utilise la lettre pour mener une véritable explication des conventions de la vie de cour. Voltaire dénonce le mensonge des mots et inscrit sa lettre bien au delà dune communication privée ; il vise le combat philosophique et dune certaine façon la postérité.
C. Commentaire
Vous commenterez le texte de Mme de Sévigné (texte B).
Le travail visera à :
- exploiter les marques de lénonciation : lyrisme du « je » ; omniprésence du « vous », afin de souligner la double fonction paradoxale de cette lettre, épanchement lyrique dune douleur liée à labsence et tentative de conjurer labsence en donnant corps à lautre dans la lettre ;
- exploiter le champ lexical de la passion et ses enjeux ; écart par rapport à la discrétion classique et au moi haïssable ;
- mettre en évidence la mise en abyme ou la vanité de lécriture épistolaire.
Proposition de plan
I. La situation dénonciation dune lettre authentique
1. Une mère à sa fille :
- Présence du destinataire : « ma chère fille », « ma fille », « ma chère enfant », « ma fille » ; rappel du lien familial.
- Le code épistolaire est respecté, il comporte une formule introductive « ma chère fille » et une prise de congé à la fin de la lettre « Adieu, ma chère fille ».
2. Une situation de séparation récente :
- Mme de Sévigné vient de quitter sa fille récemment comme le prouve létude des indices de temps et de lieu : lettre écrite à « A Montélimar », « ce qui sest passé ce matin » (la séparation ? ), « Mes yeux qui vous ont tant rencontrée depuis quatorze mois » ; elle évoque dans lavant-dernier paragraphe le moment de la séparation : « Il me semble que »
- Le champ lexical de la séparation : répétition de « Je vous ai quittée » au début et à la fin de la lettre, « en partant » ; thème de la distance spatiale : « tous les pas que vous faites »
3. Le jeu des pronoms : une lettre centrée sur lémetteur :
Les verbes sont conjugués pour la plupart à la première personne ; Mme de Grignan, elle, est le plus souvent en position dobjet : « je vous avoue », « je vous cherche partout », « de vous voir ».
Il sagit donc dune lettre intime, dune confidence qui répond à un besoin dépanchement ; le texte dit la fonction dexpression du moi intime.
II. Une lettre lyrique et pathétique mais néanmoins lucide
1. Une lettre lyrique :
a. Le lyrisme prend la forme de lexpression de sentiments intimes :
- champ lexical de la souffrance (« douleur », « douleur sensible », « déchirement », « sans pleurer » « douloureux », « souffrir », « soupirer ») ;
- expression du regret (début du premier paragraphe).
b. Le lyrisme est aussi expression dun amour maternel passionné :
- hyperboles «Voici un terrible jour », « jai le cur et limagination tout remplis de vous », « « tout me manque, parce que vous me manquez », « comme il est extrême », « souhaiter ardemment », « je suis dévorée de curiosité », « je ne vis que pour vous » ;
- anaphores : « je ne vous ai point assez » et « je ne lai point assez » ;
- champ lexical de lamour : « mon cur », « Dieu me fasse la grâce de laimer comme je vous aime ! » « aimez-moi toujours » ;
- exclamations.
c. Le lyrisme est enfin :
- variations sur laveu damour : « mon cur est en repos quand il est auprès de vous », « remplis de vous », «Je vous cherche toujours », « je ne vis que pour vous » ;
- leitmotiv du manque et du désir de voir sa fille (champ lexical de la vision, répétition du verbe voir/revoir ).
2 Une lettre pathétique, un lyrisme élégiaque :
- Mme de Sévigné cherche à susciter compassion et attendrissement chez sa fille ; elle insiste sur sa souffrance et sur son caractère insoutenable et lancinant : « létat où je suis nest pas une chose soutenable », « je serai encore plus à plaindre », « Plaignez-moi », linterjection pathétique « hélas ! ».
- Elle emploie le ton de la supplication : « je nespère de consolation que de vos lettres », « aimez-moi toujours ».
3 Lucidité de Mme de Sévigné sur sa passion maternelle :
- Beaucoup de verbes à valeur modalisatrice qui montrent une certaine distance de Mme de Sévigné par rapport à ses sentiments et une capacité danalyse : « je vous avoue », « jespère que », « je trouve que tout me manque », « je ne dois pas », « je sais que », « il me semble que ».
- Elle se connaît, est capable danticiper sur lévolution de ses sentiments, préfigure les causes de son chagrin (par lemploi répété de « parce que » à la fin du premier paragraphe), a conscience de son idolâtrie (dans la phrase où elle évoque Dieu).
Conclusion
Simplicité, sincérité, ferveur.
Démesure "racinienne" dun amour maternel ?
Dans le texte A, Guilleragues fait dire à Marianne : « Jécris plus pour moi que pour vous ». En quoi cette formule surprenante vous paraît-elle pouvoir sappliquer au genre épistolaire, envisagé dans sa diversité ? Vous prendrez appui sur les textes proposés dans le corpus, les textes étudiés en classe et vos lectures personnelles.
Pistes en vue de la dissertation et critères dévaluation
- Prendre appui sur le corpus afin de ne pas sen tenir à une pure illustration de la thèse paradoxale (la lettre comme écriture narcissique de soi) et envisager dautres configurations : la lettre comme écriture pour soi / la lettre comme catharsis écrite pour soi tout en cherchant à rendre présent lautre / la lettre écrite pour les autres, à visée universelle, adressée à la postérité. Dans la mesure où le corpus offre un exemple de chaque cas, on valorisera les copies se fondant sur une confrontation problématique des différents enjeux illustrés par des exemples pris hors corpus. Il est rappelé quen aucun cas la dissertation ne peut se réduire à une stricte analyse, si pertinente soit-elle, des exemples du corpus.
- Prise en compte paradoxale de la formule afin de montrer que le paradoxe est celui du genre épistolaire tout entier. Les copies moyennes sen tiendront sans doute au seul premier point. Toute lettre est miroir de soi, théâtre narcissique, épanchement lyrique. La communication différée fait quon échappe rarement à cette dimension quasi autobiographique de lépistolaire.
- Exploiter la lettre de Voltaire afin délargir à la lettre ouverte, à la philosophie des Lumières qui a fait de la lettre et du roman épistolaire une arme au service des idées. Les copies moyennes sen tiendront au rapprochement fait par Voltaire entre cette lettre et LEncyclopédie, les meilleures feront appel à leur culture littéraire et élargiront soit vers le roman épistolaire (Les Lettres persanes) soit vers des lettres ouvertes (Jaccuse de Zola).
- Les meilleures copies pourront opposer ce que certains ont appelé la double énonciation épistolaire. La lettre, au sein du genre épistolaire, est destinée à la fois à son destinataire, et par delà lui, que le scripteur sen soucie ou non, au public des lecteurs. Doù lintérêt du roman épistolaire qui fait du lecteur un voyeur en toute impunité (voir Guilleragues, Laclos ). Les bonnes copies pourront faire appel à leur culture personnelle et réfléchir à la correspondance privée des grands écrivains, ces derniers écrivant parfois davantage pour la postérité que pour les intimes.
Proposition de plan de dissertation
Introduction
Laffirmation de Marianne remet en cause lidée courante quune lettre est dabord un message adressé à lautre, destiné soit à établir un contact avec lui, soit à linformer, lémouvoir, lamuser, le convaincre, linformer. Elle invite à se demander : pour qui écrit-on ? quelle est la place de lémetteur dans le genre épistolaire ?
Le caractère paradoxal de laffirmation peut justifier un plan où lon commence par réfuter cette affirmation pour ensuite la justifier.
I. Une lettre est à première vue un discours adressé à lautre.
1. Les lettres pallient labsence de lautre, celui à qui lémetteur veut parler : la nature dialogale ou dialogique de la lettre.
Présence des marques du discours adressé : pronoms personnels, apostrophes, rituel de captation de la bienveillance de lautre etc. Lémetteur compense le caractère différé de la communication en donnant la date, le lieu où il se trouve et en évoquant la situation dénonciation (allusions à lofficier dans la lettre A). On termine la lettre par une formule qui doit donner envie à lautre de vous répondre ; le discours est orienté vers la lisibilité du propos par lautre.
2. La lettre est gouvernée par une intention majeure à légard du destinataire.
- Intention informative et narrative : lettre de Madame de Sévigné sur la mort de Turenne ;
- intention didactique : lettres de Rica sur les murs des Français dans les Lettres persanes ;
- intention satirique et critique : lettre dUsbek sur le roi de France dans les Lettres persanes où les destinataires réels sont le public français ;
- intention polémique : les Provinciales de Pascal, lettre C ;
- intention affective : atteindre lautre dans sa sensibilité, lettres damour (lettres A et B) ;
- obtenir quelque chose de lautre : épîtres de Marot.
3. Écrire à quelquun, cest anticiper ses réactions, en livrer et en construire une image au sein de la lettre. Aspect très présent dans les lettres A et B.
Transition
Le discours épistolaire, quil soit authentique (lettres B et C) ou fictif (lettre A), est façonné par la prééminence de lautre, dont labsence motive lexistence même de la lettre, dont on devance les réactions. Écrire à autrui, cest dessiner une image de lui, un portrait implicite ou explicite. Comment comprendre alors laffirmation de Marianne ?
II. Écrire est aussi un acte solitaire qui mime une communication réciproque mais qui est en réalité un monologue.
1. Un acte solitaire :
Cet aspect apparaît particulièrement dans les lettres damour (lettres de Saint Preux à Julie dans La Nouvelle Héloïse, lettres de Mme de Sévigné marquées par le thème du manque et de labsence).
2. Un faux dialogue :
On ne sait pas comment lautre réagit à la lecture de la lettre et lon n'a aucun moyen de vérifier le degré de sincérité de sa réponse : lautre est une inconnue, un mirage. On limagine mais on nest pas vraiment en contact avec lui (cf. les lettres hypocrites de Madame de Merteuil à ses destinataires dans Les Liaisons dangereuses).
3. On écrit dabord pour soi et à soi :
- pour se libérer de sa tristesse,
- pour épancher son amour,
- pour sabandonner à ses sentiments (lettres A et B, exemple de La Nouvelle Héloïse),
- pour sanalyser ou se confesser : Lettres à Malesherbes de Rousseau, Lettres à Milena de Kafka,
- pour avoir le plaisir narcissique de construire et de maîtriser limage que lon donne de soi, sans sexposer au regard immédiat de lautre ; la lettre devient le miroir choisi de soi.
Conclusion
Pour qui écrit-on ? Ambiguïté du discours épistolaire ; interaction complexe entre soi et lautre ; apparente sincérité et spontanéité alors que le genre est très codé. Une double mise en scène sociale ou intime de soi et de lautre.
E. Invention
La fille de Madame de Sévigné sempresse de répondre à la lettre de sa mère afin datténuer la douleur de la séparation en cherchant à la persuader des mérites de léchange épistolaire. Vous rédigerez cette lettre.
Explicitation des enjeux et critères dévaluation
Ce sujet gagnera à sappuyer sur les questions initiales afin de respecter certaines contraintes décriture :
- prise en compte du cri du cur « hélas ! nous revoilà dans les lettres » pour construire largumentation ;
- exploiter le paradoxe qui fait que le moteur premier de la lettre est la distance ou labsence (que la lettre est impossible sans l'existence dune altérité désirée, projetée ou décalée dans le temps) ;
- dépasser lidée que la lettre noffre quune présence en creux pour souligner quelle fait appel au plaisir de limagination et place lêtre aimé dans la position de confident, voire de voyeur suppléant par limagination les non-dits de la lettre ;
- il semble important, toujours à partir des repérages effectués dans les questions initiales, de garder certaines caractéristiques décriture, telles que les apostrophes, le lyrisme du « je », le caractère ouvertement dialogal de cette lettre avec des allusions à la lettre de la mère (il sagit dune réponse et non dun texte argumentatif purement monophonique).
source : cyberpotache