Le Gland et la Citrouille |
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Dieu fait bien ce qu'il fait. Sans en chercher la preuve En tout cet Univers, et l'aller parcourant, Dans les Citrouilles je la treuve. Un villageois, considérant Combien ce fruit est gros, et sa tige menue, " À quoi songeait, dit-il, l'Auteur de tout cela ? Il a bien mal placé cette Citrouille-là Hé parbleu, je l'aurais pendue À l'un des chênes que voilà. C'eût été justement l'affaire ; Tel fruit, tel arbre, pour bien faire. C'est dommage Garo que tu n'es point entré Au conseil de celui que prêche ton Curé; Tout en eût été mieux; car pourquoi par exemple Le Gland, qui n'est pas gros comme mon petit doigt, Ne pend-il pas en cet endroit ? Dieu s'est mépris; plus je contemple Ces fruits ainsi placés, plus il semble à Garo Que l'on a fait un quiproquo. " Cette réflexion embarrassant notre homme " On ne dort point, dit-il quand on a tant d'esprit. " Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme. Un gland tombe; le nez du dormeur en pâtit. II s'éveille ; et portant la main sur son visage, Il trouve encore le Gland pris au poil du menton. Son nez meurtri le force à changer de langage ; " Oh, oh, dit-il, je saigne! et que serait-ce donc S'il fut tombé de l'arbre une masse plus lourde, Et que ce Gland eût été gourde? Dieu ne l'a pas voulu: sans doute il eut raison; J'en vois bien à présent la cause. " En louant Dieu de toute chose, Garo retourne à la maison. |
La Fontaine, " Fables nouvelles et autres poésies " (1671)
in Oeuvres, sources et postérité d Ésope à l'Oulipo,
édition d'André Versaille,
éditions Complexe, 1995.
EXPLOITATION
Questions
Comment définir brièvement le genre de la fable ?
Repérez les procédés qui, dans le discours direct, montrent la vanité de Garo.
Faire le commentaire composé de cette fable.
Réponses
Commentaire composé
Introduction
Le titre de la fable, " Le Gland et la Citrouille ", prête à sourire, mais la fable n'en traite pas moins d'un sujet sensible au XVII e siècle puisqu'il s'agit de l'ordre divin qui se manifeste dans la nature. L'enjeu de la fable est donc de contester cette harmonie de l'ordre divin, mais par le truchement d'un personnage ridicule et vain. D'où une difficulté pour en déduire une quelconque position de La Fontaine vis-à-vis de la religion. On se trouve en fait devant une esthétique ironique qui se dissimulerait derrière un retour à la simplicité de la croyance.
Une mise en question de l'univers
L'attitude de Garo implique dès le départ qu'il ne se satisfait pas de l'ordre de l'univers et il le remet en question ; mais par là il fait acte de libre pensée sous couvert de naïveté il jette alors le discrédit sur l'harmonie divine et les dogmes de l'Église.
Plusieurs procédés insistent sur la capacité d'observation de Garo : " Un villageois considérant/Combien ce fruit est gros et sa tige menue " (v. 4-5; voir aussi v.17-19) ; on voit ici que l'octosyllabe peint d'un trait la silhouette attentive du personnage, tandis que l'enjambement permet à l'alexandrin de développer en gros plan l'objet observé. En outre, l'attitude scientifique se rencontre à travers le système d'argumentation (v. 14-16) et celui de la déduction (v. 27-29). Plusieurs interrogations (v. 6,15-16) montrent aussi que Garo est un esprit qui doute. Mais il ne manque pas non plus de tirer parti de l'expérience (v. 23-26).
Garo évolue dans un décor champêtre et il parle de ce qu'il voit. La proximité du réel est rendue par des déictiques " ce fruit " (v. 5), " cette citrouille-là " (v. 7), " ce gland " (v. 20), " L'un des chênes que voilà" " (v. 0); par des circonstants : " le Gland pris au poil du menton " (v. 25).
Il s'agit d'un monde sans mystère d'où la disproportion semble bannie; Garo réclame donc plus d'harmonie et se trouve capable d'en tirer une morale en quoi se résume un monde: " Tel fruit, tel arbre, pour bien faire ".
Un
personnage ridicule Toutefois, par bien des aspects, Garo est un personnage tourné en dérision.
C'est un homme de la campagne qui se pique de raisonner, de philosopher, et il n'hésite pas, de bonne foi, à mettre en rapport de façon burlesque Dieu et une citrouille. Son langage mêle l'interjection familière (" Hé parbleu ") et le terme savant (" quiproquo "), d'où l'effet de satire. Sa vanité s'exprime tout particulièrement dans les périphrases, proches de l'impiété, qui désignent Dieu (v. 6, 13). Garo a naturellement une très haute opinion de lui-même : non seulement il se désigne de façon pompeuse à la troisième personne (v. 12,18), mais il va plus loin pour se placer en concurrence avec Dieu : " Il a bien mal placé/Je l'aurais pendue " (v. 7-8). La scène où le gland tombe présente un aspect qui rappelle la farce, très visuel (v. 23-25), mais elle sert de révélateur. Garo, l'égal de Dieu naguère, rentre dans le rang, " retourne à la maison " (v. 33). La mécanique du renversement relève du comique. |
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Une esthétique ironique
a. Le " je " du conteur
b. Garo libre-penseur et croyant
c. Un renversement trop simpliste
" Son nez meurtri le force à changer de langage " : est-ce une raison suffisante pour passer d'une attitude de type scientifique à l'attitude du dévot ? Remettons-nous en question si facilement une interrogation sur l'ordre du monde ? Il semble que Garo n'ait pas assez d'esprit pour poursuivre comme il avait commencé : " On ne dort point, dit-il, quand on a tant d'esprit ", vers qui sert précisément de transition entre les deux attitudes. Et lui précisément s'en va dormir!
Conclusion
La Fontaine, qui connaissait parfaitement les mouvements de la libre pensée de l'époque, a été à plusieurs reprises marqué par le religieux (augustinisme, molinisme, quiétisme) ; cette fable, sous ses dehors amusants et burlesques, ne fait que dévoiler cette attitude ambiguë et sans doute sincère.
source : cyberpotache