LAtelier
Scène d'exposition
Situation du texte
Le théâtre de Jean-Claude Grumberg se veut à la fois historique et autobiographique : cest que la grande Histoire, en loccurrence la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, a marqué son histoire personnelle, en lui enlevant un père, déporté et gazé dans les camps nazis. Plusieurs de ses pièces mettent en scène le trouble rapport du collectif à lindividuel, autour des effets de lantisémitisme européen (Dreyfus) ou de lengagement politique (En rvenant dlExpo). Mais le dramaturge ne réalise pas un théâtre à thèse : il incarne des émotions, des préjugés, des conflits moraux dans des personnages complexes, changeants, en devenir comme des personnes vivantes. Plus quune indirecte leçon dhistoire, son théâtre veut restituer un vécu humain, infléchi par les terribles événements du XXe siècle.
Une découverte impressionniste
Rarement la vision dune pièce et sa lecture peuvent savérer aussi différentes que dans cette scène dexposition : le spectateur comprend demblée, à voir le travail précis qui occupe les deux personnages de la couture , que le cadre est un atelier de confection, mais il ignore lidentité des femmes, comme leur rapport ; tandis que le lecteur peut se raccrocher à des prénoms et à un lien professionnel (Simone est lemployée dHélène), mais ignore à quels travaux elles sappliquent jusquà ce quune plus longue didascalie len informe un peu plus loin. Cependant, lun comme lautre, guidés par une date-clé (1945), sont soumis à un jeu de devinettes sérieux : les deux femmes parlent à demi-mots de leur expérience de la guerre, de leur situation de famille, sur le mode naturel et confus dun premier contact hésitantes, elles se découvrent dans linstant, plutôt quelles ne sont présentées au spectateur. Les silences qui entrecoupent leur dialogue, le caractère allusif de leur conversation, signalent quelles peinent à se raconter les épreuves quelles ont subies, mais quelles se sentent rapprochées par ces malheurs communs, sabstenant en particulier de mentionner les Nazis (le " ils " de la première ligne) tout en se comprenant fort bien. Et le spectateur/lecteur sefforce de recomposer leur parcours, dautant plus difficilement que cet échange est comme pris en cours de route ; on doit deviner à partir du " Ma sur aussi ", qui ouvre la pièce, quun proche de Simone a été pris dans une rafle, mais qui ? On suppose, mais sans certitude dabord, quil sagit du mari, puisquon apprend (l. 5) quil " ne pourra même pas se remettre à travailler " mais il pourrait aussi avoir été gravement blessé au combat.
Bref, le dramaturge, en nous privant de certaines informations préliminaires, nous laisse dans le doute sur la situation exacte de ces femmes, et surtout de Simone, même si cest delle quon apprend le plus de choses. Il procède ainsi peut-être afin de créer un certain suspens, ou plutôt un enjeu individuel, mais surtout pour suggérer une sorte de tabou, un silence pudique attaché à toutes les misères de la vie en temps de guerre, silence qui empêche Simone dachever certaines phrases (l. 6, l. 9).
Une évocation douloureuse de la guerre
En assemblant les pièces du puzzle quil glane ici et là, le spectateur arrive à recomposer le tableau dune vie qui recommence après la guerre, mais une vie irrémédiablement différente. Ce sont les deuils tout dabord : celui dHélène, qui a perdu sa jeune sur dans les camps dextermination. On devine pour Simone une certaine déchéance sociale, puisquelle était professionnellement indépendante avant-guerre (" à [son] compte ", l. 3-4), et doit désormais se faire employer dans un petit atelier, depuis quelle a dû vendre son outil de travail, une machine à coudre. Enfin, lexode de lété 1940 ou la séparation volontaire mais trop longue a déchiré les familles : des deux enfants de Simone, envoyés à labri " en zone libre " (l. 17), le plus jeune ne reconnaît plus sa mère.
Grumberg fabrique ainsi, par petites touches comportant des sous-entendus historiques, une mémoire vive, intériorisée, de la Guerre. Les deux femmes expriment moins leur souffrance quune grande pudeur vis-à-vis de ces épreuves partagées : Hélène évite de dire la mort de sa sur, cest limparfait du verbe qui le suggère (l. 3) ; Simone sous-entend quelle connaît dans quel délabrement physique reviennent les déportés, ce qui en fait des convalescents incapables de travailler pendant longtemps (l. 5) ; sa petite phrase sur le charbon (l. 8-9) laisse deviner à la fois la rigueur des hivers de guerre et lextrême dénuement qui pousse chacun à revendre progressivement tous ses biens. Enfin, elle évoque sans pathos le tableau pourtant bien triste de ses retrouvailles avec ses enfants (l. 17-19) ; la brève description du mouvement de recul du plus petit, et lappellation de " madame " paronyme du " maman " quon pouvait attendre, mais dont il est si loin sont des artifices pour escamoter sa douleur de mère, mais révèlent son effort vain pour refouler ces images indélébiles.
Même si Grumberg fait ensuite éclater de rire les deux femmes, pour balayer labsurde de ce genre de scène, il vient dexposer dans cette ouverture impressionniste quelques indices de véritables traumatismes psychologiques, tenus enfouis par les personnages, mais qui referont surface au cours de la pièce en crises de larmes ou en explosions de colère.
Document
Pour compléter la lecture analytique du texte et préparer lexercice dexpression écrite qui le prolonge, voici, extrait de son essai Lire le théâtre contemporain (Dunod, 1993, pp. 11-12) le commentaire de Jean-Pierre Ryngaert sur louverture de LAtelier : " Dans les indications scéniques et ces douze premières répliques, Grumberg fournit immédiatement quantité dinformations utiles à la construction de la fable. Il sagit de données historiques et " objectives " (1945, la zone libre, le manque de charbon, les rafles), de données concernant les deux personnages (maris, enfants, métier), déléments plus psychologiques (les silences, létablissement des relations entre les deux femmes). [ ]
Grumberg laisse entendre plus quil nénonce le rationnement et tout un mode de vie devenu " ordinaire " dans une situation extraordinaire (les enfants en zone libre). Il ne construit pas encore de " drame " mais il laisse deviner quil dispose déjà déléments pathétiques assez forts, pas encore pris en charge par les personnages de manière émotionnelle, pour que celui-ci puisse se développer (les êtres chers arrachés à leur famille, lenfant qui ne reconnaît plus sa mère). Tout est donné, et bien donné, en peu de mots, bien que subsistent assez de vides pour que le lecteur fasse son travail et donc que son intérêt soit convoqué. Ces vides, pourrait-on dire, ne sont pas du tout laissés au hasard. Ils sont ici parfaitement désignés et comme encerclés dinformations pour que chacun les repère sans inutiles incertitudes. "
source : cyberpotache