Ionesco
Extrait
De " Laisse-moi appeler " à " je ne vous reconnais plus ", 1959.
Pistes de commentaire :
Le face-à-face de Bérenger et Jean a lieu alors que linvasion des rhinocéros a déjà commencé : on en a ri, mais on ne tardera pas à sen inquiéter. Pour la première fois, le public assiste ici à la métamorphose - sur scène - dun humain en rhinocéros. Métaphore des fascismes rampants et triomphants, la rhinocérisation de Jean est un moment clé de la pièce dEugène Ionesco : elle dénonce la soumission de tous à un mot dordre absurde et criminel.
I. Un moment de tension
A. Le dérèglement de la conversation
1. Une situation conventionnelle
Bérenger se rend chez Jean pour se réconcilier avec lui : ils viennent
de se disputer au sujet des rhinocéros dAsie et dAfrique. On attend
donc une scène de réconciliation et de pardon réciproque...
2. Le détournement
On note dès le début une discordance entre le ton mondain (" je vous
en prie ", " mon cher Jean ") de Bérenger, ses
appels répétés à la réflexion (" penser ", " comprendre ",
" savoir ", " réfléchir ") et la véhémence
de Jean, qui impose ses idées avec autoritarisme.
3. Un rapport de forces
Le noyau de la scène est donc cette lutte entre deux langages, celui de Jean
tentant décraser celui de Bérenger, le seul personnage encore confiant
dans les forces persuasives de la parole. Dès le début, Jean semble le plus
fort car cest lui qui occupe lespace alors que Bérenger est assis
dans un fauteuil et parle sans bouger. Au théâtre, celui qui occupe lespace
a le pouvoir.
B. Laffrontement verbal
1. Les signes de tension
Ils sont très vite présents : ponctuation forte, raccourcissement des répliques,
interruptions répétées et succession dimpératifs.
2. Lenchaînement des répliques
De plus en plus courtes, elles se succèdent rapidement et cet enchaînement a
un sens. Notons que les mots repris dune réplique à lautre changent
de signification (lignes 29-32 : la morale, lignes 36-37 :
la nature) ou que les personnages " rebondissent " sur des
antonymes : linvitation à " bâtir " (lignes 50-51)
de Bérenger est effacée par lappel à la démolition (ligne 52) de
Jean. Au fur et à mesure, les protagonistes ont de plus en plus de mal à sentendre
car la communication est parasitée par les barrissements tonitruants de Jean.
On risque donc le malentendu absolu, dautant plus que la logique des enchaînements
est mise à mal.
II. De la farce à lhorreur
A. La métamorphose
1. Le goût du spectacle
Ce passage pose un évident problème de mise en scène : comment montrer
la métamorphose de Jean ? En 1960, Jean-Louis Barrault utilisa pleinement
les allers-retours de Jean vers sa salle de bains : lacteur sy
maquillait progressivement et devenait donc de plus en plus vert ! Paradoxe :
le lieu qui symbolise la civilisation est, pour Jean, celui du retour au monstrueux.
2. Le processus de transformation
Une lecture précise des didascalies permet de repérer les différents aspects
de la transformation. Elle touche lapparence physique, la faculté de parole
(différence entre lhomme et lanimal) et les déplacements :
Jean subit un dérèglement général de ses caractéristiques humaines.
B. Un malaise croissant
1. Le langage atteint
Si Bérenger sefforce de parler normalement, la conversation apparaît truffée
de jeux de mots et de mots à double entente : lévocation de la " loi
de la jungle ", les craintes de Bérenger (" Perdez-vous
la tête ? "), les mots à double entente de Jean (" Jaime
les changements ") attirent lattention du public qui prend conscience
de lampleur des dégâts : les mots aussi sont touchés par le rhinocérisme !
III. Le " rhinocérisme "
A. Le renversement des valeurs
Les valeurs humaines sont toutes renversées au profit de valeurs quillustre parfaitement le rhinocéros : dureté, puissance, agressivité latente et couleur proche de celle des uniformes militaires... Ce qui prime, cest linstinct : on note la répétition de " plaisir " dans les premières répliques, le combat de la nature contre la morale pour établir la loi du plus fort, la lutte de lanimal contre lhomme (" Lhumanisme est périmée " sexclame Jean) pour assurer la victoire de la brute. Le règne de linstinct se concrétise sur scène par la furie croissante du personnage, qui tourne comme un lion en cage.
B. La rhétorique totalitaire
Les valeurs prônées par les rhinocéros sont totalitaires dans leur essence et dans leur formulation. Jean parle par clichés (" elle est belle la morale ! "), slogans (" Il faut [...] ") et ne recule pas devant des périphrases qui visent à dissimuler la brutalité de ses aspirations (" lintégrité primordiale ", " les fondements de notre vie " : autant de formules pour évoquer létat de bestialité). Ces paroles ne sont pas le fruit dune réflexion, mais dun automatisme. Bérenger, hésitant et réfléchi, na pas ici la force nécessaire pour lutter contre un tel langage.