ALFRED JARRY
Ubu Roi, 1888
" Merdre " (Scène 1)
Ubu Roi est la première pièce d'une trilogie racontant, sur le mode burlesque, les aventures d'un ancien capitaine des dragons, qui, après avoir assassiné le Roi Venceslas, accède au trône d'une Pologne imaginaire. La première représentation de la pièce le 10 décembre 1896 fit scandale, le public se révoltant contre cet excès d'ineptie et de grossièreté (Journal Le Temps). En voici l'exposition.
PÈRE UBU
Merdre!
MÈRE UBU
Oh ! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.
PÈRE UBU
Que ne vous assom'je, Mère Ubu!
MÈRE UBU
Ce n'est pas moi, Père Ubu, c'est un autre qu'il faudrait assassiner.
PÈRE UBU
De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.
MÈRE UBU
Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort ?
PÈRE UBU
De par ma chandelle verte, merdre, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins : capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l'ordre de l'Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d'Aragon, que voulez-vous de mieux ?
MÈRE UBU
Comment ! après avoir été roi d'Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d'estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d'Aragon ?
PÈRE UBU
Ah ! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.
MÈRE UBU
Tu es si bête !
PÈRE UBU
De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant ; et même en admettant qu'il meure, n'a-t-il pas des légions d'enfants ?
MÈRE UBU
Qui t'empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place ?
PÈRE UBU
Ah ! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l'heure par la casserole.
MÈRE UBU
Eh ! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte ?
PÈRE UBU
Eh vraiment ! et puis après ? N'ai-je pas un cul comme les autres ?
MÈRE UBU
À ta place, ce cul, je voudrais l'installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l'andouille et rouler carrosse par les rues.
PÈRE UBU
Si j'étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j'avais en Aragon et que ces gredins d'Espagnols m'ont impudemment volée.
MÈRE UBU
Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.
PÈRE UBU
Ah ! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d'un bois, il passera un mauvais quart d'heure.
MÈRE UBU
Ah ! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.
PÈRE UBU
Oh non ! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne ! plutôt mourir !
MÈRE UBU, à part.
Oh ! merdre ! (Haut.) Ainsi tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.
PÈRE UBU
Ventrebleu, de par ma chandelle verte, jaime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.
MÈRE UBU
Et la capeline ? et le parapluie ? et le grand caban ?
PÈRE UBU
Eh bien, après, Mère Ubu ? (Il s'en va en claquant la porte.)
MÈRE UBU, seule.
Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l'avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne.
Scène 1 (Scène entière).
LECTURE MÉTHODIQUE
En tant que lecteur, comment réagissez-vous à cette première scène ? Appuyez votre réponse sur une analyse précise du texte et de ses niveaux de langue. | |
Classez les informations données par cette scène d'exposition (situation, personnages, noeud de l'action). En quoi est-elle une imitation burlesque de situations traditionnelles ? | |
Analysez et classez les éléments du comique (contrastes, grossièreté, jeux sur les mots, situation, geste, statut du héros). En quoi s'apparentent-ils à l'univers de la farce ? |
REPÈRES
Alfred Jarry compose à quinze ans Ubu Roi, pièce écrite à l'origine pour des marionnettes et représentée ainsi en 1888, avant d'être jouée en 1896 par la troupe de Lugné-Poe au théâtre de lOeuvre où elle est souvent chahutée. La pièce est publiée la même année. La dédicace (le Père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis dénommé par les Anglois Shakespeare) confond Ubu avec le dramaturge anglais, donnant le ton de l'oeuvre, baroque, bouffonne et satirique par les personnages et les thèmes qu'elle présente. À l'origine d'Ubu, existe, écrite par des générations successives d'élèves du lycée de Rennes, une geste évoquant les exploits d'un héros en quête de méfaits. Nommé entre autres " le P. H. ", " Père Héb. ", etc., le personnage est la caricature d'un professeur de physique, Félix Hébert, constamment chahuté. Lorsqu'il arrive au lycée en 1888, Jarry transformera ces récits en véritable pièce, initialement intitulée Les Polonais. Ubu Roi forme la première pièce d'une trilogie comprenant Ubu enchaîné et Ubu cocu, mais ces deux pièces n'ont pas la force de la première.
LECTURE MÉTHODIQUE
La présence dès la 1re scène d'Ubu Roi des deux personnages principaux, Mère Ubu et Père Ubu, introduit le spectateur in medias res, dans une conversation qui commence et se poursuit en brèves répliques alternées, créant une dynamique. Le merdre provocateur qui ouvre la pièce donne le ton, et vise à produire impression sur le spectateur. Mais la scène n'est pas gratuite sur le plan dramatique, puisqu'elle comprend les principaux éléments d'une exposition.
Les réactions du lecteur
Le caractère inattendu et provocateur du langage est sensible à travers la grossièreté, le mélange des registres, l'inappropriation du langage aux personnages. Le lecteur peut en être choqué.
2. Des informations grotesques
Les données habituelles de la scène d'exposition, cadre, situation initiale et suspense dramatique, personnages sont présentes ici, mais exposées de façon grotesque.
Le personnage de Père Ubu se caractérise, lui, par la bêtise et la petitesse.
La reprise de je ne comprends pas... je ne comprends rien , soulignée par l'exclamation en forme de constat de Mère Ubu Tu es si bête! met l'accent sur sa sottise, encore renforcée par les interrogations suivantes. Ce caractère est également sensible dans sa faiblesse et ses contradictions.
Sa petitesse est sensible par ses ambitions. La discordance entre construire et capeline rend compte du décalage entre ce qui pourrait être un projet royal, l'édification d'un palais, et ses préoccupations, une capeline. La fin de la scène souligne par le jeu des sonorités l'opposition entre les désirs d'Ubu et les desseins de sa femme. Les assonances en [a], les allitérations en [m] et [r] dans la comparaison maigre et brave rat... méchant et gras chat font ressortir la faiblesse d'Ubu, dominante malgré le qualificatif brave, en la rapprochant des souhaits de Mère Ubu.
Ces procédés accentuent le décalage entre le caractère des personnages, leurs desseins, et leur position sociale ainsi que la situation qu'ils vivent. Ils soulignent par là leur aspect caricatural et grotesque. Cet exposition a aussi la même fonction que l'exposition des pièces classiques en présentant le cadre spatio-temporel, l'action, les personnages du drame. Mais elle est constamment dérisoire, ce qui contribue à fonder le comique.
3. Les effets comiques
Ils sont liés au décalage entre un thème héroïque, celui du pouvoir, et sa présentation. Ils jouent sur les images, les procédés d'amplification et les dissonances.
les reprises des mêmes termes, particulièrement des plus grossiers (merdre, de par ma chandelle verte), mais aussi la reprise par Mère Ubu du thème de l'assassinat (assassiner, massacrer), puis des allusions au gain de la conquête (parapluie, caban) créent une sorte de mécanisme qui souligne le caractère de farce de la page. Celui-ci est également marqué par l'amplification et le grossissement comme l'indiquent le mot légions, qui exprime doublement le nombre, par son sens et par le pluriel, et l'expression toute la famille.
Ces procédés, tous très nettement marqués, dessinent un monde caricatural, sans complexité dramatique ni psychologique. Les situations, comme les personnages, sont simplifiés à l'extrême. En cela, cette page appartient bien à l'univers de la farce.
CONCLUSION
Le début d'Ubu Roi est violemment provocateur. Le merdre initial s'adresse autant au spectateur qu'à Mère Ubu, la diversité des niveaux de langue et l'abondance des grossièretés ainsi que l'expression des personnages créent la surprise, voire le scandale. Cependant, cette scène présente aussi, quoique de façon burlesque, les données dramatiques et psychologiques d'une scène d'exposition, préparant de manière structurée la suite de l'action. Elle définit également le ton de la pièce, comique et farcesque.
Ce mélange entre la maîtrise des éléments dramatiques et des caractéristiques de a plaisanterie de potache définit la geste d'Ubu dans le théâtre de Jarry.