KOLTÈS,
Le Retour au désert
Situation du texte
Artaud ne renierait pas le théâtre de Koltès dans son principe dynamique, car cest une dramaturgie de la cruauté, de la violence ; paroles, actes, situations relationnelles et contexte global, tout y est tendu, menaçant, explosif et finit par exploser. Mais, ce qui conviendrait moins à Artaud, cest que lintrigue ny est pas intemporelle et sans repères, primitive, mais bien au contraire, ancrée dans une époque historique définie, plus ou moins contemporaine, cest-à-dire que la violence y prend les couleurs de la société moderne.
Dans Le Retour au désert, aucun personnage adulte nest épargné ; tous sont mauvais dun certain point de vue et sen vantent, même le fantôme de la première femme dAdrien ! Mathilde qui est envahissante, intransigeante, et son frère arrogant, minable, passent leur temps à sagresser ou à brimer leurs enfants : le mode normal de dialogue est lagression verbale et/ou physique (les insultes et les piques pleuvent, le grand fils dAdrien prend des gifles tout au long de la pièce ; Mathilde et Adrien en viennent aux coups à la scène 6 de lacte II). À tel point que le spectateur se demande sils ny prennent pas un malin plaisir
Une brute dans un monde de brutes
Comme si leurs affrontements quotidiens ne suffisaient pas, Adrien sintroduit de nuit dans la chambre de Mathilde pour continuer à lui dire tout le mal quil pense delle, du monde, et comment il sen défend par égoïsme absolu. Son monologue nest que la continuation de la lutte par dautres moyens. La froideur avec laquelle Adrien imagine la mort au combat de son fils unique (l. 4-5), la façon brutale dont il évoque son idée de suicide (" me tirer une balle dans la tête ", l. 7), linhumanité de ses opinions sur léducation (assimilable au dressage de chiens, l. 14-17), son mépris affiché pour les morts (l. 19-21) émotions revendiquées ou absence démotion , tout est noir en lui. De même son langage et sa rapacité : le leitmotiv de lhéritage (fin de trois paragraphes sur cinq) apparaît toujours en mode négatif, sous le signe du refus (" tu ne lauras pas ", l. 6; " je ne le veux pas ", l. 13 ; " personne dautre [ny] touchera ", l. 22), invalidé à défaut de lhéritier présumé ; ce qui laisse deviner, outre sa haine pour sa sur, quelles idées il a de la filiation, comme un simple prolongement de soimême, et des enfants, comme des clones à maintenir soumis. Cest à propos de leur éducation (l. 14-17) quAdrien révèle toute sa vulgarité haineuse ; après cette explosion de fiel, il nexprime quune grossièreté résiduelle (" je men fous ", l. 19 ; " tu fermes ta gueule ", l. 24).
Koltès semble avoir peint ce caractère de butor à limage du monde brutal où il vit : ceux quon croyait des amis savèrent des traîtres (l. 2) et la mort est omniprésente. À travers la guerre dabord, qui pèse même si elle est lointaine, en ramenant des " cadavres ", voire des " morceaux " de soldats (l. 5) ; à travers cette hérédité du désespoir (l. 8-10), qui fait se suicider les pères au départ de leur fils. Lironie amère de lenchaînement mécanique des suicides, et laveu grotesque du renoncement (" il pleut et mes chaussures me font mal ") ne masquent quà peine cette angoisse de la mort : le comique de Koltès est grinçant, son personnage en paraît plus mesquin encore, dérisoire jusque dans sa grandiloquence (l. 22) et donc pitoyable.
La fragilité enfouie
Si une telle brute peut avouer ainsi sa peur de mourir, parmi toutes ses souffrances mal refoulées, cest que la situation de conflit se trouve suspendue : ce monologue constitue un moment de vérité, dans lequel, toute rivalité temporairement éteinte, le cur se met à nu. À chaque respiration du texte, le silence de son interlocuteur endormi permet à Adrien de reprendre le fil des aveux, lénonciation de ses failles : le déchirement de la perte dun fils, lenvie de mourir, la peur des enfants rebelles, la mort du fils de nouveau, et un amour fraternel très particulier, enfin. Le frère cadet, qui lappelle trois fois " ma vieille " (l. 6, 12, 16), par tendresse moqueuse, lui avoue en creux lascendant quelle exerce sur lui (Mathilde est une grande " gueule ", qui " la ramène "). Cette impression de force et dautorité lui déplaît, par conformisme socio-culturel surtout (" sagement comme une sur doit écouter quand son frère parle ") mais le fascine peut-être car il serait prêt à imaginer une drôle dorganisation, un partage absurde du jour et de la nuit, pour réaliser son rêve de connivence (" on sera des frère et sur exemplaires "). Ce souhait enfantin, nostalgique dune innocence perdue, est lange-gardien de leur complexe relation ; mais cest uniquement dans le sommeil, cest-à-dire dans une présence absente, que lautre est supportable, voire aimable, tant le dialogue véridique est devenu impossible.
Lironie du dramaturge, pour couronner le tout, a faussé la situation dénonciation, car Mathilde fait semblant de dormir Elle a profité de ce rare moment de complicité, sans oser le briser, cest-à-dire en confirmant la mort du dialogue.
Texte complémentaire
Sur un mode précieux, sophistiqué, la relation de Solal et Ariane dans Belle du Seigneur dAlbert Cohen, trahit la même tension entre cruauté effective et complicité rêvée ; le roman comprend dailleurs bien plus de soliloques que de dialogues entre les amants.
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