Étude d'un texte de Lautréamont
Les Chants de Maldoror Un extrait des Chants de Maldoror, oeuvre d'Isidore Ducasse, dit le comte de Lautréamont (1846 - 1870), parue entre 1868 et 1869, est proposé comme support à l'exercice du commentaire composé. L'objectif est de s'interroger sur le statut problématique du «je» face au statut du lecteur et à distinguer les composantes et caractéristiques du chant poétique.

Objectif : Analyser les formes du discours.

Sous-objectif : Distinguer les composantes et caractéristiques du chant poétique.

 

Je me propose, sans être ému, de déclamer à grande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre. Vous, faites attention à ce qu’elle contient, et gardez-vous de l’impression pénible qu’elle ne manquera pas de laisser comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées. Ne croyez pas que je sois sur le point de mourir, car je ne suis pas encore un squelette, et la vieillesse n’est pas collée à mon front. Écartons en conséquence toute idée de comparaison avec le cygne, au moment où son existence s’envole, et ne voyez devant vous qu’un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la figure ; mais, moins horrible est-elle que son âme. Cependant, je ne suis pas un criminel... Assez sur ce sujet. Il n’y a pas longtemps que j’ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme si je l’avais quitté la veille. Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens déjà de vous offrir, et ne rougissez pas à la pensée de ce qu’est le cœur humain. Ô poulpe, au regard de soie ! toi, dont l’âme est inséparable de la mienne ; toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et qui commandes à un sérail de quatre cents ventouses ; toi, en qui siègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par un commun accord, d’un lien indestructible, la douce vertu communicative et les grâces divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi, ton ventre de mercure contre ma poitrine d’aluminium, assis tous les deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacle que j’adore !

Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror,

extrait du chant premier. Poésie/Gallimard.

Questions

1. Étudiez la situation d’énonciation qu’établit le je avec ses interlocuteurs.

2 . Relevez les marques de l’invocation au poulpe (à partir de « Ô poulpe... ».

3 . Vous ferez de ce texte un commentaire composé.

1 .La présence du je investit tout le texte mais son rapport à l’interlocuteur diffère dans certains passages. Au début, il s’agit du narrateur qui s’adresse à son lecteur (l. 1 à 20) ; puis à partir de l’invocation au poulpe (l. 20 à 30) le je s ’ a d r e s s e directement à l’animal. Par ailleurs, dans la première partie, on a affaire à un dédoublement de l’énonciation ; le je en effet se présente comme un narrateur qui établit le dispositif de l’énonciation (« je me propose » ) où il commente l’apparition de sa « s t r o p h e » ; mais à l’occasion le « j e » se donne aussi à lire comme une instance autobiographique (« Il n’y a pas longtemps que j’ai revu la mer... », l. 14). On peut ainsi dire que le « j e » problématise son inscription et propose de celui qui parle un statut polymorphe.

 

2.L’invocation au poulpe correspond à la fin de notre passage. La problématique est de considérer que le poulpe est une figure sous-marine, quasi monstrueuse dans l’imaginaire collectif, et qu’il apparaît ici dans un contexte élogieux, porté par l’invocation lyrique. Les marques de cette invocation lyrique sont immédiatement perceptibles :

– le « Ô » du vocatif, qui établit la situation de communication entre le locuteur et une entité de type supérieur ;

– le complément de détermination, « au regard de soie » , qui donne une image positive de l’animal ;

– la structure exclamative des phrases, qui relève d’une syntaxe affective ;

– les anaphores (« toi » ) , qui installent une proximité avec le locuteur, voire une identité (« dont l’âme est inséparable de la mienne », l. 21) ;

– les attributs de l’animal, foncièrement positifs, et qui parodient les qualités excessives des entités supérieures : « le plus beau des habitants du globe t e r r e s t r e » (l. 22), « la douce vertu communicative et les grâces divines » (l. 26).

Commentaire composé

Introduction

Les Chants de Maldoror se donnent à lire comme une célébration du mal par la poésie. Or, si l’on considère que la poésie, sans être pavée de bonnes intentions, célèbre généralement des valeurs qui élèvent l’homme, on peut affirmer que Lautréamont fait subir à la poésie un renversement radical de son statut. Ce qui ne va pas sans perturber la situation du Je poétique, et celle de son interlocuteur-lecteur à qui il est constamment fait une place bien instable dans le texte.

Ce n’est qu’après avoir envisagé les éléments qui désancrent le statut habituel du « je » et de son lecteur, que l’on pourra mieux approcher la spécificité du chant de Maldoror dans ce passage.

Développement

I. Le statut problématique du je

Le statut du « j e » se donne comme pluriel dans cette page : on a d’abord affaire à un « j e » qui commente l’évocation poétique qui va suivre (« Je me propose... de déclamer... », l. 1) ; puis on peut repérer un « j e » de type autobiographique (« Il n’y a pas longtemps que j’ai revu la mer » , l. 14) ; enfin se manifeste le « j e » poétique qui se lance dans l’invocation lyrique. Cette diversité des instances d’énonciation qui se rassemblent sous la même personne grammaticale perturbe le phénomène habituel d’identification et plonge le lecteur dans le soupçon.

a .Le détachement et la neutralisation

De fait, cette diversité des « j e » p e rmet de souligner des jeux avec le lecteur. Si le « j e » poétique s’investit dans une « s t r o p h e » lyrique, comment peut-il affirmer qu’elle sera « f r o i d e », qu’il la déclamera « sans être ému » ? Par ailleurs il se propose de nous présenter sa « s t r o p h e » mais dit-il, « soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens déjà de vous offrir » (l. 17) ; il manifeste ainsi des décisions contradictoires.

b.La monstruosité

Le « j e » se présente par ailleurs comme un être problématique ; il revendique son être monstrueux (l. 11), exprime sa satisfaction du fait que nous ne puissions le voir (« ne voyez devant vous qu’un monstre, dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir la f i g u r e », l. 10 à 13). Dans l’invocation au poulpe, il déclare s’identifier à l’animal (« dont l’âme est inséparable de la m i e n n e » , l. 21-22) et s’interroge sur le possible rapprochement entre le « ventre de mercure » du poulpe et sa propre « poitrine d’aluminium » (l. 28).

c. L’effet autobiographique

Mais dans le mouvement même où il annonce son statut tératologique, le « j e » se rapproche du lecteur par sa dimension autobiographique : « Il n’y a pas longtemps que j’ai revu la mer et foulé le pont de ses vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme si je l’avais quittée la veille » (l. 14-17). L’évocation d’un moment de vie donnée comme personnelle et le rôle du souvenir suffisent à ancrer le texte dans une fiction autobiographique. On peut penser à un « je » qui a voyagé : le « pont des vaisseaux » suppose en effet une relation continue avec la mer, le pluriel qui marque les souvenirs renforce cette impression ; « le plus beau des habitants du globe terrestre » (l. 22) suppose une pratique des terres lointaines et indique un grand voyageur qui a beaucoup vu.

II. Le statut du lecteur

De même que le statut du Je est difficile à cerner, celui du lecteur est ici curieux dans la mesure où il est pris à partie.

a.Les effets d’annonce

Le lecteur est d’abord pris dans le jeu des effets d’annonce qui ne peuvent que l’intriguer; alors que la lecture de la poésie relève traditionnellement d’un plaisir, nous avons affaire ici à une annonce du contraire : « gardez-vous de l’impression pénible qu’elle ne manquera pas de laisser, comme une flétrissure, dans vos imaginations troublées » (l. 4-6). L ’ e f f e t de lecture est présenté ici comme un bouleversement conscient et inquiétant, et implique une esthétique du malaise qui marquera les esprits de façon indélébile (rôle expressif de la comparaison).

b .Le rôle des références culturelles

On sait que les Chants de Maldoror mêlent de nombreuses références culturelles qui sont parodiées. La présence de la mer et l’identification au monde marin peuvent se lire dans le célèbre poème de Baudelaire « L’homme et la mer ». Le motif du cygne qui ne chante jamais si bien qu’au moment de son trépas est un motif traditionnel et symbolique qui désigne le poète dès l’Antiquité. Enfin ces effets d’annonce qui intriguent relèvent du roman noir, comme l’allusion à la monstruosité et la déclaration : « Cependant je ne suis pas un criminel » (l. 13-14).

Quant à l’invocation au poulpe, elle rappelle les prières rituelles des textes sacrés. On se trouve ainsi devant une esthétique composite qui mêle plusieurs genres et plusieurs registres et qui, finalement, par le jeu du contexte, tend vers la parodie et la subversion ludique. Cette dimension essentielle du texte sollicite donc la culture du lecteur.

c. La place du lecteur

Face au chant de Maldoror, le lecteur se trouve enfin dans une position de malaise dans la mesure où la dimension ludique ne lui échappe pas mais où il est en permanence sollicité par ce « vous » qui est presque aussi souvent employé que le « je », et qui le met dans une position de dépendance autoritaire, souvent sur le mode impératif : « vous allez e n t e n d r e » (l. 2) ; « Vous, faites attention... et gardez-vous... » (l. 3) ; « n e croyez pas » (l. 6) ; « et ne voyez... » (l. 10).

III. Le chant poétique

a.Prose et poésie

Les C h a n t s se présentent comme un poème en prose. La dimension de la prose dans notre texte s’exprime dans le commentaire qui multiplie les marques de l’analyse (« se proposer » , l. 1 ; « cependant » , l. 13, qui est une articulation l o g i q u e ; « Assez sur ce sujet » , q u i marque de manière autoritaire un changement de plan) ou dans le bref récit d’évocation autobiographique. L’ordre poétique s’affirme vigoureusement et se met en scène à travers l’évocation lyrique, avec des effets rythmiques et des vers blancs (« toi, dont l’âme est inséparable de la m i e n n e », 12 syllabes), avec des effets de porosité (« il n’y a pas longtemps que j’ai revu la mer » , 12 syllabes) entre le ton prosaïque et le ton lyrique.

b.L’ordre hyperbolique

On remarquera que dans ce passage l’expression relève d’une stylistique de l’excès qui engage à la fois la fascination et le soupçon : « déclamer à grande v o i x », « f l é t r i s s u r e », « m o n s t r e », « n e rougissez pas à la pensée de ce qu’est le cœur humain », « liens indestructibles » ; autant de mots et d’expressions qui rendent ce texte mystérieux et comme proféré par une voix de l’arrière-monde.

c. L’ordre des images

Il est lui aussi d’aspect composite : « un sérail de quatre cents ventouses » rapproche le plaisir sensuel oriental de la chair visqueuse du céphalopode, ce qui combine de façon contradictoire le désir et la répulsion. Le procédé de l’alliance est réutilisé avec les deux images finales qui rapprochent les corps (ventre, poitrine) des matières métalliques (mercure traditionnel, aluminium moderne). Par ailleurs, on remarquera la dénudation d’une comparaison, lorsque le poète repousse « l’idée de comparaison avec le cygne » qui relève pour lui de la vieillerie poétique.

Conclusion

Passage qui introduit la fameuse strophe sur l’Océan, ce texte stratégique perturbe les habitudes de la lecture poétique dans la mesure où il désancre en même temps les positions traditionnelles du poète et celles de son lecteur. Le texte devient le lieu de manipulations rhétoriques efficaces qui intriguent par leurs effets mystérieux en même temps qu’elles se dénudent elles-mêmes pour renvoyer à un effet purement ludique.

source : cyberpotache