MARIVAUX
Le Jeu de lamour et du hasard
III, 8
Situation du texte
Dans Le Jeu de lamour et du hasard, deux jeunes premiers se jouent mutuellement la comédie pour faire en sorte que leur mariage forcé se transforme en une union désirée qui fera leur bonheur. Tout les pousse à saimer : aussi bien leur inclination naturelle que leur condition sociale égale et laccord de leurs pères. Ils se sont dailleurs aussitôt « reconnus » inconsciemment, mais ils opposent à leur amour des obstacles à la fois extérieurs (déguisements et échange didentité avec leurs valets, rival imaginaire en la personne de Mario) et intérieurs (la pudeur, lamour-propre, la jalousie, etc.).
Obtenir des signes certains de lamour, tel est lenjeu de cette mise à lépreuve de lautre. À la scène 12 de lacte II, Dorante na pu résister à laveu de sa flamme ainsi quà la révélation de son identité. Silvia, quant à elle, a conservé son déguisement de manière à obtenir de Dorante une demande en mariage malgré leur prétendue différence de condition. De lissue de la scène 8 de lacte III, avant-dernière scène de la pièce, dépend le dénouement heureux ou malheureux de lépreuve que Silvia continue dimposer à Dorante.
Une scène de dépit amoureux
Le fonctionnement de la scène repose sur un double malentendu dont seul le spectateur, de son point de vue omniscient, détient la clef. Dorante, pour sa part, croit Silvia sensible aux avances de Mario et par conséquent indifférente à son amour. Il attend delle une déclaration. Silvia, quant à elle, pense Dorante trop frileux pour épouser celle dont il croit encore quelle nest quune soubrette : elle attend de lui quil transgresse la loi sociale par amour. Tandis que Dorante fuit par déception sentimentale et ultime provocation, Silvia interprète son départ comme une preuve de sa lâcheté devant la perspective dune mésalliance.
Les didascalies mettent en valeur le double jeu des personnages : dans les apartés, destinés par convention théâtrale au spectateur, ils sont censés exprimer leurs sentiments avec sincérité, puisquils sont dégagés du souci de paraître. Dans la première réplique, Dorante donne ainsi au spectateur des preuves directes de ses sentiments dont il ne cache pas lintensité.
En revanche, Silvia saveugle sur elle-même : : aux lignes 7 et 14, ses exclamations ont beau trahir son émotivité, son amour se traduit en exaspération et son attirance en répulsion. De même, l. 39, les hyperboles (« Sil part, je ne laime plus, je ne laimerai jamais ») rendent dérisoire sa menace infantile et prouvent que son cur est en passe de lemporter sur sa raison.
Le long aparté de Silvia (l. 39-47) constitue une sorte de didascalie décrivant lattitude hésitante de Dorante : lanaphore de « pourtant » annonce à chaque fois chez lui un changement. Lalternance des pronoms « il » et « je » indique que les sentiments de Silvia sont relatifs à ceux de Dorante : selon un système de vases communicants, la vanité de lun affaiblit la détermination de lautre et vice versa.
Silvia, disposant de plus dinformations que Dorante, se croit maîtresse du jeu. Cependant, lattention quelle porte à ses faits et gestes contredit son apparente assurance et annonce le dénouement : chacun pousse ses forces de résistance et celles de son « adversaire » à la limite du supportable avant de saccorder un bonheur bien mérité (on relèvera les expressions de Silvia appartenant au champ lexical de léchange économique l. 14 « mon compte » ; l. 47 « lui coûte quelque chose » : elle évalue son amour à un certain prix dont Dorante doit sacquitter).
Les ruses de lamour propre
Le contraste entre les apartés et les répliques énoncées à voix haute souligne le dédoublement des personnages partagés entre ce que leur dicte leur être (lélan de leur cur) et les exigences du paraître. Pour pousser Silvia à laveu et cacher sa faiblesse, la stratégie de Dorante est simple : au mépris de son attachement pour elle, il la menace (depuis le futur imminent, l. 12, « je vais partir », jusquau dernier « adieu », l. 37) de fuir une situation qui, croit-il, le contraint à épouser une fiancée (Lisette toujours déguisée) pour qui il na aucun penchant et qui a en plus le mauvais goût de lui préférer son valet. Il nallègue que de faux prétextes. Ce nest que sur le mode de lallusion (emploi de lindéfini « dautres raisons », l.19, auquel fait écho le « certaines choses » de Silvia l. 26 ou des pronoms « les », « cela », « en »), de la négation (l. 19, l. 28-29) ou de linterrogation faussement naïve (l. 15, l. 25) quil suggère la raison réelle de son départ.
Silvia a deux raisons de prolonger lentretien : dune part, elle retarde son aveu pour ménager sa pudeur et les bienséances, dautre part, elle doit repousser le départ de Dorante qui apporterait un dénouement tragique à leur badinage. Silvia excite dabord la jalousie de Dorante en entretenant le mensonge de sa rivalité avec Mario. Ensuite, avec mauvaise foi, elle feint dignorer les raisons de son départ précipité.
Toutefois, son amour-propre qui se dénonce lui même sous la forme dune dénégation (l. 27 : « je nai pas la vanité de my arrêter ») nest pas exempt de dérapages. À la ligne 16, par exemple, Silvia manque de répartie : la maladresse et la pauvreté de sa réplique montrent quelle est prise au dépourvu.
Le comique marivaudien
Dans Le Jeu de lamour et du hasard, le désir des jeunes premiers nentre pas en conflit avec la loi du père ou la loi sociale, comme cest le cas dans la comédie traditionnelle. Seuls leur pudeur, leur amour-propre et leur crainte de la médiocrité constituent de sérieux obstacles à leur union. Pour sauvegarder les apparences, Silvia et Dorante se retranchent tous deux dans une ironie distantiatrice (l. 31-32 et 36). La cruauté dont ils font preuve pourrait bien avoir des conséquences irréparables : elle saccompagne donc dinquiétude et de souffrance.
Les jeunes amoureux explorent ainsi dans le dépit amoureux toute une palette de sentiments contradictoires : au final, lépreuve aura servi à connaître lautre et à mieux se cerner soi-même.
Références bibliographiques
Frédéric DELOFFRE, Marivaux et le Marivaudage, A. Colin, 1971.
Agnès CARBONELL, Marivaux, Nathan, « Balises écrivains », 1994.