Le dénouement

MOLIÈRE,

Dom Juan

1. Situation du texte

Molière écrit sa première grande pièce en prose dans l’urgence, après l’interdiction du premier Tartuffe, pour donner à sa troupe de quoi tenir l’affiche dans l’attente qu’il termine son Misanthrope. Son Dom Juan s’inspire donc fortement, et surtout pour le dénouement, du schéma établi dans les pièces contemporaines, jouées par les Italiens et d’autres troupes concurrentes – à savoir ce motif, inventé par l’Espagnol Tirso de Molina en 1630, du séducteur impénitent, noble impie, qui rencontre son destin sous la forme merveilleuse d’un convive de pierre, statue mortuaire animée d’un commandeur qu’il a précédemment assassiné.

Par opposition à ses confrères, qui font de Dom Juan un héros cynique de drame horrifiant, un héros qui brutalise les corps comme les esprits, Molière infléchit les vices de son « grand seigneur méchant homme » selon une modalité plus cérébrale, notamment en lui faisant professer un art de l’hypocrisie, par orgueil individualiste (V, 2). La figure du valet, purement bouffonne à l’origine, devient avec Sganarelle un rôle plus complexe d’antithèse valorisante de Dom Juan, et dont l’une des fonctions est d’incarner la superstition populaire ; Molière peut ainsi poser le fascinant maître en raisonneur matérialiste, libre-penseur avant la lettre, qui élude la question du divin parce qu’il récuse l’existence du surnaturel. Ces options psychologiques fondatrices trouvent une sorte de consécration dans le dénouement.

2. Un final fantastique

Les actes IV et V de la pièce sont constitués d’un enchaînement de visites, comiques (M. Dimanche, Dom Louis) ou graves (Done Elvire, Dom Carlos), permettant toutes à Dom Juan de briller par quelque nouvelle arrogance : une condescendance déguisée en flatterie envers son débiteur bourgeois (IV, 3), un dernier sursaut de désir pour une femme qu’il avait abandonnée (IV, 6), une contrition feinte pour rassurer son père (V, 1), une dérobade perfide face au garant de l’honneur d’Elvire (V, 3). La même attitude d’opposition orgueilleuse se retrouve face aux interventions surnaturelles des deux dernières scènes : Dom Juan est celui qui nie, posture diabolique entre toutes, qui fait de lui un avatar humain de Lucifer, l’ange déchu.

Non content de reprendre tel quel le dénouement traditionnel de l’histoire, Molière exagère à dessein les artifices spectaculaires. Il insère l’avertissement d’un spectre avant l’entrée de la statue du commandeur, et rentabilise les accessoires sonores et visuels (tonnerre en coulisse, foudre de pyrotechnie) peu utilisés jusqu’ici dans une pièce si vraisemblable : cette manière bien théâtrale de révéler l’arbitraire de la fin d’une vie, criminelle selon les normes sociales, trahit l’admiration de l’auteur pour son personnage.

C’est qu’il a façonné jusqu’au bout son Dom Juan en archétype de l’indépendance intellectuelle : chacune de ses répliques contient au moins une marque de volonté – pronom sujet « je », particules d’affirmation (l. 20) ou de négation appuyée (« Non, non », l. 11 et 16), verbe vouloir (l. 7, 12), impératif (l. 17), geste d’engagement personnel (« La voilà », l. 22) – et souvent l’indice d’une philosophie de la connaissance rationnelle (« connaître » l. 4, « voir ce que c’est » l. 7, « éprouver avec mon épée » l. 12) ; tous ces éléments formels se condensent pour finir dans l’énonciation d’une fierté irréductible (« il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive… » l. 16).

Cette fierté fondatrice du personnage n’est pas ébranlée par l’épreuve religieuse, elle semble même s’en trouver renforcée : les deux émissaires divins ont un discours de prédicateur (l. 1-2, 23-24), et la contrainte est précisément ce qui exalte l’orgueil de Dom Juan – son refus de se repentir ressemble fort à une version chrétienne de l’hubris antique, moteur récurrent des tragédies. La statue souligne quel est son crime le plus grave : celui d’avoir renvoyé les grâces du Ciel (l. 24), dans une attitude prométhéenne de rébellion, de défi absolus.

Dom Juan s’obstine même à ne pas reconnaître le châtiment divin au moment de mourir : son « Ô Ciel ! » est purement exclamatif et il exprime exclusivement la souffrance de son corps torturé, non pas la terreur d’une âme précipitée en enfer – encore une fois, on lirait volontiers entre ces lignes le châtiment exemplaire d’un Titan, rival de(s) Dieu(x), plutôt que la punition légitime d’un pécheur.

3. Sganarelle, chroniqueur orphelin de Dom Juan

Face à ces manifestations extraordinaires de la puissance divine, le crédule Sganarelle apparaît d’abord confirmé dans sa superstition (l. 5, 9, 14) puis tout à coup guéri : son commentaire final, même s’il commence par le Ciel l’énumération des « plaignants » satisfaits par la damnation de Dom Juan, ramène surtout le spectateur dans la sphère humaine, sociale de l’action. En faisant valoir l’harmonie familiale et le respect des lois, Sganarelle ajoute au dénouement tragique une moralité digne d’une comédie de mœurs, avec un refrain bassement matérialiste (« Mes gages, mes gages… ») visant peut-être à désamorcer l’ambiguïté sacrilège contenue dans la mort de son maître.

De même que, plus tard, dans l’opéra de Mozart, le valet de Dom Juan tient le registre des conquêtes du séducteur (air du Catalogue), Sganarelle ici tient le compte de ses méfaits, fait office de mémorialiste, chroniqueur des hauts- (mé) faits du grand rebelle. À de nombreuses reprises déjà dans la pièce, en dépit d’une horreur affichée, Sganarelle a laissé transparaître l’admiration qu’il ressent pour son maître ; dans l’avant-dernière scène, ses exhortations répétées (« Monsieur » à 4 reprises) pour conjurer Dom Juan de se sauver, dénotent peut-être une tendresse irrépressible, l’anticipation du regret de le perdre, qu’on peut lire en filigrane dans sa dernière phrase articulée : « Il n’y a que moi seul de malheureux ».

En surface, le décalage de tonalité entre le mystère sacré des interventions divines et la vulgarité de son égoïsme ordinaire rend in extremis sa qualification comique à la pièce ; mais le « feuilletage » sémantique des œuvres de Molière, qui autorise d’autres lectures, politiquement incorrectes, est précisément ce qui lui valut d’affronter tant de cabales et ce qui lui vaut de répondre encore aux aspirations du public moderne.

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