MOLIÈRE

Les Fourberies de Scapin

1. Situation du texte

À l’opposé de la spectaculaire tragédie-ballet Psyché créée la même année par Molière en collaboration avec Lully pour le roi, Les Fourberies de Scapin se distingue par l’extrême simplicité de ses accessoires : une bourse, un sac, un bâton. Le « tour du sac » est un morceau de bravoure attendu dans la traditionnelle farce de bateleur, mais aussi dans la commedia dell’arte dont le valet Scapin (Scappino en italien) est issu. Les contemporains, et en particulier Boileau dans ces deux vers célèbres de L’Art poétique (1764), s’expliquent pourtant mal ce retour aux sources d’un comique bas, outré : « Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe, Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope. »

Dans cette scène, Scapin veut se venger de Géronte qui, lassé par les tromperies du valet de son fils Léandre, l’a accusé de forfaits qu’il n’avait pas commis. Scapin, obligé de s’expliquer sur cette fausse dénonciation, se trouve néanmoins contraint d’avouer ses fautes réelles, au risque de se faire frapper par son maître (II, 3). Sa ruse consiste à contrefaire la voix d’ennemis imaginaires pour tromper et battre en toute impunité Géronte, maintenu, aveugle et impuissant, dans un sac.

2. Le comique de gestes

On remarque la virtuosité technique et vocale que réclament de la part du comédien les didascalies de cette scène spectaculaire : elles décrivent non seulement les jeux de scènes mais les changements de voix de Scapin qui prend tour à tour un fort accent gascon, un accent suisse au début de l’extrait (sa transcription donne une idée de l’effet comique qu’on peut tirer de cette caricature), et les voix de « plusieurs personnes ensemble ». Il faut imaginer Scapin s’approcher et s’éloigner avec agilité du sac, parler à haute voix lorsqu’il mime les ennemis de Géronte ou feint de s’adresser à eux, et à voix basse lorsqu’il s’adresse au vieil homme.

Les jeux de scène sont non seulement indiqués par Molière dans les didascalies mais par Scapin lui-même qui devient son propre metteur en scène, aux lignes 1 (« En voici un autre qui a la mine d’un étranger ») et 25 (« voici une demi-douzaine de soldats tout ensemble »). Il se donne à la fois le rôle du serviteur dévoué et celui de malfaiteur. Géronte tient aussi son rôle avec docilité dans cette mascarade dont il est la victime : il obéit aux impératifs de Scapin présents en début de tirades, lorsque le valet veut s’assurer de sa crédulité. Le comique réside dans l’humiliation de Géronte (il est non seulement battu mais insulté l. 3 « Sti diable de Gironte ») sous le regard complice du spectateur. La mise en scène de l’illusionniste Scapin nous propose ainsi une scène de théâtre dans le théâtre, d’autant plus que Géronte observe à la fin de la scène, comme le spectateur, le manège du valet.

3. Le comique de répétition

Le ressort principal de la scène consiste dans la répétition et la variation de procédés identiques : les instructions de Scapin à son maître sont les mêmes d’une tirade à l’autre (« Prenez garde », l. 1 et l. 25 ; « Cachez-vous bien », l. 3 et l. 30). La progression des deux tirades est identique, faisant de ce passage un « exercice de style » avant l’heure : il s’agit pour Scapin de mimer d’abord l’arrivée des poursuivants (l. 2-3// l. 27-30), ensuite leur interrogatoire (l. 4- l. 7// l. 30-34) puis leurs menaces (l. 8-19//l. 35-39) et enfin leur mise à exécution (l. 19-21) qui ne se réalise que la première fois, la seconde, Scapin étant interrompu par Géronte, spectateur depuis quelques secondes de sa mascarade. Ce coup de théâtre met un point final à la fourberie de Scapin qui sans cela, aurait sans doute encore surenchéri. La virtuosité d’un comédien, si brillant soit-il, a ses limites : Molière sait qu’il doit rester dans le cadre du vraisemblable.

Une courte pause dialoguée assure la transition entre les deux épisodes : on notera d’une part le parallèle entre les deux répliques qui simule une solidarité du valet à l’égard de son maître, et d’autre part la façon habile dont Scapin coupe court aux questions de Géronte en lui replongeant brutalement la tête dans le sac.

À l’intérieur de chaque tirade, le rythme de l’échange fictif entre le valet et les ennemis de Géronte s’accélère : les réponses de Scapin, censé être sur la défensive, sont très courtes et placées sous le signe de la négation (on pourra en relever toutes les marques : « Non, monsieur, je ne sais point… » ; « je ne sais pas… » ; « Point du tout » ; « Vous n’avez que faire » ; « Je ne trahirai point… »). Stratégiquement, Scapin ne fait pas parlementer le Suisse et les soldats : il n’a pas de temps à perdre s’il veut ruer de coups Géronte avant qu’il ne déjoue le tour.

De plus, d’une tirade à l’autre, Molière accroît l’intensité dramatique : le prétendu Suisse vouvoie Scapin et s’adresse à lui poliment (l. 4-5), tandis que les soldats le tutoient et lui manquent de respect (l. 31-33). L’excitation du public tient également au fait qu’il s’attend à une bastonnade bien plus douloureuse de la part d’une demi-douzaine de personnes que de la part d’une seule. La pression morale et physique qui pèse sur Géronte doit être de plus en plus grande pour que la scène fonctionne.

4. Le trompeur trompé

Scapin apparaît d’abord comme un personnage tout-puissant. Son triomphe est néanmoins illusoire et de courte durée : le trompeur sera trompé à la fin de la scène. Le renversement de situation provoque un nouvel effet comique (on s’imagine sans peine aussi le contraste comique entre l’agilité de Scapin et la silhouette fatiguée du vieux barbon). Géronte a eu la correction qu’il méritait (il a menti à Léandre sur le compte de Scapin) mais les bienséances réclament que le maître, tout ridicule soit-il, retrouve sa dignité de maître et châtie le valet pour son insolence.

source : cyberpotache