MOLIÈRE,
Tartuffe
Acte I, scène 1
Situation du texte
Les grandes comédies de Molière ont dabord une vocation satirique : il a su donner chair à des archétypes socio-psychologiques aussi efficaces que ceux de Balzac puisquon parle désormais dun harpagon, pour signifier un vieil avare, ou dun tartuffe, pour évoquer un hypocrite, et plus spécifiquement un faux dévot. Cest le rendement théâtral exemplaire de ces figures qui a suscité le passage de leurs noms dans le langage courant : en grossissant à lexcès leur travers fondateur, leur vice identitaire, Molière fait jouer en scène dinvraisemblables caricatures comportementales, dont la puissance comique nest plus à démontrer.
La première scène de Tartuffe pose le cadre humain, le laboratoire vivant, dune nouvelle expérience satirique : léventail familial contenu dans la maisonnée dOrgon est peut-être le plus exhaustif de toutes les pièces de Molière (couple remarié, enfants, bellemère, beau-frère, servante). Le dramaturge désirait une sorte de " panel représentatif " afin détudier dans tous ses aspects laction doublement néfaste du pseudo-directeur de conscience quest Tartuffe : au plan social, ce parasite fait intrusion dans un foyer et y exerce une terrible manipulation mentale sur le chef de famille ; au plan moral, son double-jeu soulève la question de la véritable piété (être ou paraître chrétien), de lhonnêteté et de limposture spirituelles.
Cette gravité inattendue dune comédie de murs est à lorigine des déboires administratifs de Molière : sa pièce est interdite à deux reprises, en 1664 et en 1667, pour outrage à la dignité de lÉglise, en résumé. Dans un contexte idéologique particulièrement hostile au théâtre, certains considèrent Tartuffe comme un brûlot démoniaque et larchevêque de Paris menace même dexcommunier tout paroissien qui en verrait une représentation !
Une scène ébouriffante
Louverture de Tartuffe emporte le spectateur (davantage encore que le lecteur) dans un tourbillon dune fabuleuse virtuosité. Au lever de rideau, et donc sans préparation aucune, nous voyons et entendons entrer presque en courant (v. 2) pas moins de sept personnages, qui prennent presque tous la parole successivement ou en même temps (puisque chaque série de points de suspension signale que le personnage est coupé en pleine phrase). Madame Pernelle, en accaparant le discours (elle dit plus de 40 vers, sur les 54 de cet extrait de la scène 1), joue un rôle de pivot, daxe directeur, pour cet essaim en mouvement dont la polyphonie confine à la cacophonie. Afin de présenter tous ces personnages, et la présenter elle-même indirectement, Molière utilise ce personnage secondaire de vieille bourgeoise austère qui dit ses quatre vérités à tous les habitants du foyer. On apprend ainsi, outre sa brutalité foncière, la position domestique de chacun deux (bru/(belle-) mère v. 3-5, " suivante " v. 13, " (petit-) fils " v. 16, " sa sur " v. 21, (bru/) " Monsieur son frère " v.32-33). À noter quon napprend pas encore leurs noms (quand on assiste à une représentation de la pièce), ce qui révèle à quel point leur statut de modèle expérimental, de type, prime sur leur identité narrative. Demblée le mécontentement boudeur, la hargne immédiate, de Madame Pernelle (v. 8-10), plus encore que sa façon tyrannique de couper court à toute objection, laisse deviner que ces portraits à lemporte-pièce ne présentent quune image noircie de la réalité ; la franchise dont elle se targue (v. 39-40) semble être une pratique du dénigrement systématique. Mais une caricature contient un soupçon de vérité, à preuve la prise de parole avortée de Dorine, la servante, qui vérifie en lanticipant laccusation dimpertinence (par opposition à Flipote, la suivante muette de Madame Pernelle) ; le spectateur est ainsi amené à souscrire, en partie du moins, aux caractérisations suivantes : Damis, le fils, est un vaurien, Elmire, la mère, une coquette dépensière, Cléante, le beau-frère, un intrus libertaire. Lensemble de la pièce montrera la vérité de ces définitions, mais dans leur valeur positive.
Cependant, un tel renversement de point de vue nest acceptable in fine que si la tonalité générale récuse tout sérieux : la nature comique de la pièce apparaît ainsi intrinsèquement liée à son but démonstratif. La première scène donne un échantillon des différents procédés concourant à faire rire le spectateur : sur le plan visuel dabord, la course qui sert dentrée en scène ainsi que les virevoltes nécessaires aux portraits successifs, sont lopposé de la dignité tragique. Sur le plan intellectuel, leffet mécanique des immanquables interruptions et les tournures volontiers familières de Madame Pernelle (" la cour du roi Pétaud " v. 12, " trop forte en gueule " v. 14, " lair dun méchant garnement " v. 19...), enfin son emploi de proverbes populaires (" il nest pire eau que leau qui dort " v. 23), instituent un registre et un mode de dialogue contraires à ceux de la grande rhétorique.
Le mystérieux héros
Hormis la ridicule Flipote, qui na quun rôle muet, Tartuffe est le seul personnage à être explicitement nommé dans cet extrait, alors quil napparaît pas en scène. Mais son seul nom a un effet de présence en suscitant une virulente polémique sur la vérité de sa personne : le ton respectueux de Madame Pernelle (v. 42) faisant son éloge soppose radicalement à la colère de Damis et à lironie de Dorine, révélant ses pratiques condamnables (v. 45-51). Le lecteur/spectateur est ainsi mis au fait dune contradiction absolue entre limage que donne ce Tartuffe aux gens extérieurs à la maison (" Votre Monsieur Tartuffe " v. 41, " ce beau Monsieur-là " v. 48), et sa conduite effective selon ceux qui le côtoient : ils létiquettent " critique " à deux reprises et le disent abusant dune autorité (" tyrannique " v. 46, " zélé " v. 51), qui est indue (" usurper " v. 46) et destinée uniquement à frustrer son entourage (similarité des vers 47 et 50, sur des registres distincts) le tout sous couvert dune finalité religieuse (v. 53). Cette dualité de perception dun même personnage amène à reconsidérer les informations distillées dans les portraits qui précédaient : on y trouve le dessin dune économie familiale plutôt débridée (v. 11), tolérante (v. 15) et sans restriction (v. 30), confortée par une éthique de vie anti-conventionnelle (v. 37-38) ; tous ces traits sont anéantis par lespèce de main-mise policière exercée par Tartuffe (" il contrôle tout " v. 51), et même reconnue comme telle par son partisan (v. 52). Ce travail de censure permanente serait, selon Madame Pernelle et son fils Orgon, le procédé adéquat pour atteindre le Ciel, vivre saintement. Molière dénonce ainsi demblée, avant de révéler lhypocrisie fondamentale de cette attitude, comment le puritanisme peut miner une famille en y faisant régner la frustration, la colère et la dissension, plutôt que lharmonie et la charité un faux-dévot est le diable déguisé !