RACINE, Iphigénie
Acte II, scène 2
Situation du texte
Iphigénie est lavant-dernière pièce profane de Racine (Phèdre suivra en 1677) ; on peut la considérer comme le résultat exemplaire dune réflexion sur la nature du tragique et sur les modalités de transposition des mythes antiques en général, et du théâtre dEuripide en particulier.
Si Racine ne fait pas connaître ses méditations de dramaturge à partir de la Poétique dAristote (Vinaver a fait éditer en 1978 ces notes de Racine sous le titre : Principes de la tragédie, Nizet), il donne publiquement dans sa préface toutes les sources antiques, dailleurs contradictoires, disponibles sur lhistoire dIphigénie, en sappesantissant sur la vraisemblance du personnage inventé dÉriphile, qui remplacera in extremis la victime prévue, afin dadoucir la cruauté du tragique antique :
" Quelle apparence que jeusse souillé la scène par le meurtre horrible dune personne aussi vertueuse et aussi aimable quil fallait représenter Iphigénie ? " (Préface, 1675).
Racine reprend largument traditionnel du sacrifice de la princesse grecque : à Aulis, port de Béotie où ont été rassemblés tous les navires en partance pour Troie, sous la conduite dAgamemnon, larmée grecque attend vainement depuis trois mois un vent favorable le devin Calchas préconise quon sacrifie la fille du roi, afin de se concilier les dieux. Sur ce canevas nécessaire, Racine a developpé laspect psychologique du drame : il imagine quAgamemnon, horrifié par ce chantage des dieux, tente au moyen dun ultime stratagème de retenir Iphigénie hors dAulide, pour la protéger de loracle.
Des retrouvailles douloureuses
Ce stratagème ayant échoué, Iphigénie arrive au camp et sera donc sacrifiée ! Lorsquil retrouve sa fille (Acte II, sc. 2), Agamemnon, ne voulant lui mentir ni ne pouvant lui dire latroce vérité, opte pour une stratégie dévitement : il fuit sa présence (v. 1), élude ses questions (v. 21, 38), laisse planer léquivoque (v. 17, 25) et finit par mentir par omission (v. 43-48). Cette dérobade continuelle explique la forme et lévolution du dialogue : après un échange de répliques (v. 1-37) où Iphigénie insiste longuement sans parvenir à obtenir de véritable réaction de son père (au maximum trois vers, et un aparté), le dialogue se fait plus vif, par une série de stichomythies (v. 38-49), où la princesse presse son père de répondre.
Si lon observe les tonalités, cest davantage laparté dAgamemnon qui fait pivoter la scène. Du v. 1 au v. 21, à la joie innocente et à lenthousiasme initial dIphigénie (dont les questions rhétoriques, v. 18-19, sont des exclamations déguisées) soppose labattement irrépressible dAgamemnon (qui se retire du dialogue, en se distanciant de lui-même : " votre père " v. 7, " un père " v. 17). Ensuite, v. 22 à 48, Iphigénie, alertée par ce refus de léchange que constitue laparté, sefforce dadopter le point de vue dAgamemnon, ou plutôt de lui faire prendre le point de vue de père (mais il y souscrit déjà puisque " ma fille " apparaît 5 fois, en moins de 50 vers), contre celui du roi ; à défaut de le dérider, elle essaye enfin denquêter, dobtenir des informations positives, et non plus une série de sentences dépersonnalisées.
Le moteur psychologique et lironie tragique
Dans ce dialogue avorté, la communication seffectue pourtant, mais vers le spectateur ! Celui-ci obtient un éclairage en action sur larticulation des personnages, entre eux et dans lintrigue. La psychologie y joue de fait un rôle proprement dramaturgique : Iphigénie apparaît comme une jeune princesse charmante, lyrique (voir le nombre dexclamations v. 8-20), fine (v. 22), enjôleuse (v. 32-34), elle est tout entrain, confiance et innocence cest la victime idéale dun sacrifice, le bouc-émissaire parfait puisque sa pureté est la garantie de son effet purificatoire. Au contraire, Agamemnon, accablé par la tournure des événements, ne représente pas tant le dilemme du cur et de la raison (pour être à la fois père et roi), quune certaine lâcheté : comme il se soumet dans dautres scènes à Ulysse, à Achille, il ne sait ici que se dérober, face à une situation pénible cest linstrument du Destin, il ne se rebelle plus. Lironie tragique nest pas seulement perceptible dans les derniers vers, elle mine déjà les paroles enthousiastes dIphigénie v. 10-15, qui font exactement écho à celles dUlysse rapportées par Agamemnon lui-même (sc. I, vers 79-82) :
" Moi-même (je lavoue avec quelque pudeur)
Charmé de mon pouvoir et plein de ma grandeur,
Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce,
Chatouillaient de mon cur lorgueilleuse faiblesse. "
Ulysse, lui, incarne lintransigeance politique, qui persuade Agamemnon de sacrifier sa fille en recourant à la flatterie ; et la victime reprend sans le savoir ce discours méprisable, qui rappelle au roi son inhumanité.
Et Iphigénie est cruelle encore, en toute innocence, dans ses gamineries provocatrices (v. 35-36), qui rappellent au roi son effective trahison. Sur scène, Agamemnon est à lagonie, non seulement de constater encore tout lamour que lui porte Iphigénie, mais dentendre dans sa bouche un discours qui laccuse dêtre mauvais père et traître, ce quil est ! Cette ambivalence du dialogue annonce laccès de cruauté dIphigénie face à Ériphile : dans la scène 5 du même acte, au milieu des insultes quelle lui inflige, en sacharnant dans laccusation, linnocente Iphigénie fait même preuve de mauvaise foi ! Péguy avait noté ce phénomène : " dans le dialogue racinien, le partenaire est, généralement, constamment un adversaire ; le propre du personnage racinien est quil parle constamment pour mettre son adversaire dans son tort, ne se propose que de mettre ladversaire dans son tort, ce qui est le commencement même, le principe de la cruauté Les victimes de Racine sont elles-mêmes plus cruelles que les bourreaux de Corneille. " (cité par Léo Spitzer, Études de style, Gallimard, " Tel ", 1970, p. 310). La cruauté, inconsciente ou délibérée, de certains personnages organise une configuration paradoxale qui retient le spectateur attaché à une intrigue, dont lissue lui est pourtant connue davance.