RACINE
Phèdre
Scène 3
1. Situation du texte
La pièce sest ouverte sur la fuite dHippolyte : devant la jeune Aricie qui menace son inflexibilité et devant Phèdre, sa belle-mère, dont il redoute confusément les sentiments à son égard. La scène 3 révèle que lamour de celle-ci est encore plus à craindre que sa haine.
Le dialogue manifeste le rapport très intime qui unit none à Phèdre dont elle a été la nourrice. Dans son insistance, none se trouve néanmoins dotée dun rôle qui va au-delà de celui de confidente : en faisant avouer à sa maîtresse son amour, elle est lagent du destin et embraye la machine tragique.
Dans sa tirade, Phèdre se rend coupable de faire éclater au grand jour non seulement une passion interdite mais également sa haine des dieux.
2. Une scène daveux
On remarquera lintensité dramatique que confèrent au dialogue la ponctuation riche et variée, les interjections (« Ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !), les apostrophes (« Rivage malheureux »), la tendance au superlatif (« la plus misérable ») et à lhyperbole (« le comble des horreurs »).
La vraisemblance de léchange (le spectateur doit sentir la difficulté de laveu) est assurée par sa vivacité, proche de la stichomythie (dialogue dont chaque réplique ne contient quun vers). Dans les tragédies raciniennes, la parole a la valeur dun acte : avouer un penchant coupable, cest déjà commettre un crime, Phèdre veut y échapper par la mort (v. 4). À ce stade du dialogue, il reste peu de ressources à Phèdre pour retarder le moment de laveu : on constate, avec le chiasme lexical qui relie les vers 1-2 (« mortel » « sang ») aux vers 3-4 (« sang » « je péris ») que Phèdre veut clore la discussion. Ensuite, elle ménage le suspens en employant un futur immédiat (« Tu vas ouïr ») et en désignant Hippolyte par le biais dune périphrase (v. 8-9). none pose des questions de plus en plus précises (voir la concision croissante de ses répliques). Phèdre ne fait quachever les vers quelle a commencés.
Lenchaînement des répliques sopère à chaque fois sur un mot dnone que Phèdre répète et qualifie péjorativement (v. 2-3 : « votre sang » « ce sang déplorable » ; v. 5-6 « aimez-vous » De lamour jai toutes les fureurs »). Au comble de limpatience, none interrompt même Phèdre (v. 8), et cest à elle quil incombe de prononcer le nom dHippolyte. En forçant laveu de sa maîtresse, none est lagent de la fatalité : le processus tragique est lancé, comme lindique lexpression de sa terreur et de sa pitié.
3. La fatalité de la passion
Phèdre, dans sa tirade, remonte aux origines de sa passion (ce qui permet à Racine de compléter la scène dexposition). Son récit souvre sur limage fugace dun bonheur conjugal (v. 15-17) aussitôt contrarié par sa rencontre bouleversante avec son beau-fils Hippolyte, rapportée au passé simple. Centrée sur la description de ses propres émotions (exaltation du moi typiquement tragique), Phèdre ne prend même pas la peine de justifier son coup de foudre par un portrait flatteur du jeune homme à peine sent-on de ladmiration pour sa fierté dans le qualificatif « superbe » (v. 18-21). Elle raconte ses vains efforts pour surmonter sa passion obsédante (v. 22-36) et explique comment elle a cru trouver dans lexil dHippolyte un repos illusoire (v. 37-46). Thésée a malgré lui accéléré la catastrophe en rapprochant sa femme de son fils : Phèdre na plus quà déplorer son état présent à la fin de la tirade (v. 47-52).
La passion, dans le théâtre de Racine, est vécue comme une maladie (v. 29 « un incurable amour »), conformément à létymologie latine du mot (Passion < lat. passio = souffrance < patior = supporter, subir). On en lit les symptômes sur le corps : le trouble amoureux (« je tremble, je frissonne »), tout comme lhorreur sacrée (« tout mon sang dans mes veines se glace ») sont décrits comme une secousse physique.
Le regard joue un rôle central dans la naissance de lamour (on relèvera le champ lexical, abondant, de la vue). La passion au XVIIe siècle soppose à laction, cest une affection que subit lâme. Lénergie dont elle dote sa victime ne peut être que destructrice (voir la métaphore du feu, v. 22). La force quexerce sur elle Hippolyte est presque surnaturelle, comme le suggère le lexique religieux qui lui est rattaché : v. 30 « Jadorais Hippolyte » ; v. 34 « ce dieu » ; v. 39 « lennemi dont jétais idolâtre ». Et de fait, Phèdre voit dans son amour pour le jeune homme une malédiction de Vénus qui, surprise un jour dans son amour illégitime pour Mars par le Soleil, poursuit depuis de son ressentiment celui-ci et ses descendants, dont Pasiphaé et Phèdre, sa petite-fille. Phèdre a beau se sentir faible (sa passion aliène sa liberté) et coupable (la violence sacrilège quelle attribue à sa faute va au-delà de la peur de ladultère), elle nen est pas moins la victime des dieux, comme lexplique Racine dans sa Préface à la pièce : « Phèdre nest ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée par sa destinée, et par la colère des dieux, dans une passion illégitime dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter.
Elle aime mieux se laisser mourir que la déclarer à personne. Et lorsquelle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux quun mouvement de sa volonté. » Phèdre se livrera par la suite à un deuxième aveu, plus hardi, à Hippolyte, et à un troisième, morbide et désespéré, à son époux Thésée.