SONNET
Poème à forme fixe de quatorze
vers répartis en quatre strophes, le sonnet tient dans la littérature européenne,
et notamment française, une place extrêmement importante. On sait qu"un
sonnet sans défaut vaut seul un long poème" (Boileau), et quil suffit
dun sonnet pour rendre célèbre un écrivain (Arvers) ou pour ridiculiser
un personnage de comédie (Oronte). Sans doute élaboré en Sicile au XIIIe siècle,
le sonnet gagne la Toscane et de là, plus tard, est diffusé dans une grande
partie de lEurope occidentale. Il est introduit en France au XVIe siècle
par Marot et par Mellin de Saint-Gelais. Mais, tandis quil conquiert de
nouveaux domaines, il perd lun des traits qui assuraient sa cohérence.
La forme archétypale comprend deux quatrains puis deux tercets. Les règles selon
lesquelles, chez Pétrarque et ses successeurs, étaient disposées les rimes étaient
impératives dans les quatrains (rimes embrassées et répétées, selon le schéma
abba abba) et beaucoup plus souples dans les tercets: deux ou trois rimes,
différentes de celles des quatrains, distribuées selon des schémas très variables,
le plus souvent cde cde ou cdc dcd; seules étaient exclues les
combinaisons qui auraient permis de décomposer les six derniers vers en un distique
et un quatrain. Or, ce sont justement des combinaisons de ce type qui seront
retenues ailleurs: exceptionnelles en Angleterre, elles deviendront la règle
en France. Alors que Spenser et, après lui, Milton puis, plus tard, Wordsworth,
E. Barrett Browning restent fidèles au modèle italien, Shakespeare répartit
les quatorze vers de ses célèbres sonnets de la manière suivante: une série
de trois quatrains aux rimes différentes et croisées, et un distique final
soit le schéma abab cdcd efef gg. La transformation effectuée par Marot
est beaucoup moins radicale: il conserve la disposition rigoureuse des deux
quatrains italiens (abba abba), mais répartit les rimes des tercets de
telle manière que les quatre derniers vers dessinent un troisième quatrain qui
ne diffère des deux premiers que par ses rimes (mais non par leur disposition),
ccd eed. Des autres formules utilisées par les poètes au XVIe siècle
(concurremment dailleurs, au moins dans un premier temps, avec le schéma
italien), une seule simposera, celle que Du Bellay essaie dans lOlive:
ccd ede. En dépit de la variante introduite par les rimes croisées, leffet
y est le même que dans le sonnet marotique: les six derniers vers forment un
distique suivi dun quatrain. Mais, alors même quils dénaturent ainsi
le modèle italien et du même coup marquent leur originalité, les poètes français
en gardent la disposition strophique: deux quatrains suivis de deux tercets.
Doù un désaccord entre la distribution des rimes et celle des strophes,
et (sajoutant aux caractéristiques générales du sonnet: régularité des
quatrains favorable aux parallélismes ou aux antithèses, effet du dernier vers
préparé par toute la pièce) dintéressantes possibilités de distorsion
entre la prosodie et la syntaxe (le découpage des phrases épousera volontiers
celui des strophes; Boileau exigera que les tercets soient "par le sens
partagés"). Ronsard , qui adopte
dans ses Amours le sonnet marotique, lui impose une loi nouvelle, lalternance
des rimes masculines et féminines, et un usage, lemploi de ce qui devient
à lépoque "le vers héroïque", lalexandrin (qui se généralise
dans le sonnet français comme lhendécasyllabe dans le sonnet italien
ou le pentamètre iambique dans le sonnet anglais , sans que les autres
mètres soient exclus). Le sonnet français a dès lors acquis sa structure définitive,
susceptible de deux variantes: le sonnet qui simposera (contrairement
à la tendance première) comme le seul régulier, construit sur le schéma AbbA
AbbA ccD eDe (les majuscules désignent les rimes masculines, les minuscules
les rimes féminines, ou inversement; le genre de la rime du dernier vers est
inverse de celui de la rime du premier vers), et le sonnet marotique qui coexiste
avec le premier aux XVIe et XVIIe siècles et subsistera en dépit des traités
de versification, construit sur le schéma AbbA AbbA ccD eeD. Très généralement
adopté dans les recueils de poésie amoureuse de la Pléiade (on se rappelle Du
Bellay: "Sonne moi ces beaux sonnets...") séduite, comme Pétrarque,
par la répétition dune forme identique, apprécié par les poètes baroques,
le sonnet est lun des petits genres les plus cultivés au XVIIe siècle,
en particulier dans les salons, dautant plus que sa brièveté et sa difficulté
masquent aisément la pauvreté de linspiration. Tombé en désuétude au XVIIIe
siècle, il est remis en honneur par les parnassiens, qui exploitent les possibilités
quil offre à lexercice de la virtuosité technique et à la recherche
de la perfection formelle, et par Baudelaire. Celui-ci et, après lui, Verlaine
et Rimbaud reprennent le sonnet, mais souvent (comme Hugo lalexandrin)
pour le disloquer: abandon des règles qui régissaient les rimes des quatrains,
dispositions de rimes très variées dans les tercets... Mallarmé, qui parfois
adopte la distribution shakespearienne des rimes et même des strophes, multiplie
les difficultés dans le sonnet "en i" (parfaitement régulier)
et surtout le sonnet "en ix" (parfaitement irrégulier ou plutôt,
selon la terminologie traditionnelle, "libertin"), construit sur les
formes masculines et féminines de deux rimes seulement: yx ou ix(e) et or(e).
Ainsi de cette forme héritée du passé (qui donnera encore, au XXe siècle, avec
les Sonette an Orpheus de R.M. Rilke, une extraordinaire réussite), les
poètes novateurs ont su à la fois exploiter les effets classiques et tirer des
effets inconnus.